Visiteurs:116062562
En ligne:00074
Accueil   Activités  
menu philo
Document sans titre

Colloque philosophique

 L’ELAN VITAL, L’EVOLUTION, DIEU ET LA QUESTION ETHIQUE CHEZ HENRI BERGSON

Conférence inaugurale  d’E. NJOH MOUELLE au Colloque International
Des 21 et 22 novembre 2013 à L’Université de Yaoundé I
THEME GENERAL : VIE ET ETHIQUE, DE BERGSON A NOUS

Introduction
« L'Elan vital, l'évolution, Dieu et la question éthique chez Henri Bergson », tel est le titre que nous avons donné à la conférence inaugurale du présent colloque. Pourquoi ce titre et que cache-t-il ? Il nous a paru s'imposer de mettre en relief le fait que dans la métaphysique bergsonienne, la vie avec un grand V et en tant qu' « Elan vital », fait passer au second plan le vivant-homme concerné par la question éthique. Car qu'est-ce que l'homme, ou l'animal ou la plante, comparés à l'Elan vital qui les porte, les emporte ou les dépose en un point, sur le chemin de l'évolution divergente, plus ou moins disjoints du courant créateur, sollicités par un ''tourbillonnement sur place'' qui a vite fait de se convertir en un instinct d'autoconservation ? Voilà qui, pour les chrétiens, ferait penser au Psaume 8, versets 4 à 5 qui dit : « Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as crées, qu'est-ce donc que l'homme pour que tu te souviennes de lui… ? ». La relation éthique avec autrui suppose la liberté. Qu'en est-il de cette liberté-autonomie dans le système de la société close tout comme dans la perspective de l'ouverture à l'humanité ? 
Si on considère l'idée de vie telle qu'elle se dégage de la lecture de « L'Evolution Créatrice », on a affaire à une énergie se déployant sans finalité prédéterminée, mais qui laisse sur son passage des êtres, des réalités, des créations, des « formes vivantes » nullement précédées de l'idée de leur essence ou de leurs spécificités. Bergson a appelé cette énergie du nom d' « Elan vital », autrement dit, élan de vie. Les réalités et les êtres créés dans le cadre d'une évolution divergente le sont en pure contingence, aucune nécessité n'ayant présidé à leur apparition.
En cherchant à identifier le support de cette Energie engagée dans une évolution créatrice, on est amené à se rendre à cette évidence qu'elle est son propre support, étant donné qu'elle est le Tout de la création à chaque instant. C'est pourquoi Bergson utilise encore, sinon comme synonyme, du moins avec valeur explicative pour la désigner, et à côté du concept d' ''Elan vital'', le concept de « Supra-Conscience » qui lui-même, présuppose celui de « Conscience ». Bref, la Vie est Conscience, de nature psychologique et spirituelle. Et bien que Bergson n'utilise pas beaucoup la notion d' ''Être'', nous pouvons dire que l'Etre bergsonien est Conscience, à travers la Vie comme énergie et comme « Elan Vital ».Le minéral et le végétal eux-mêmes figurent seulement le plus bas degré de la conscience dite ''annulée'' et non 'nulle''.
Si donc la conscience, à l'échelle cosmique admet des degrés, la question éthique qui suppose un degré adéquat de cette conscience ne saurait se poser qu'au niveau du vivant- homme. Car en effet, la question éthique se pose en termes d'harmonisation des rapports entre des êtres vivants, et elle ne peut concerner que les vivants-hommes, à l'intérieur du règne animal, le rôle de la conscience étant déterminant à cet égard. En écrivant « …qu'en dernière analyse, l'homme serait la raison d'être de l'organisation entière de la vie sur notre planète », (E.C.Ed. C. p. 652), Bergson situe et, en même temps, relativise la doctrine contenue dans « Les Deux sources de la morale et de la religion ». Cette œuvre ne traite pas d'une question qui concernerait toutes les espèces apparues sur l'itinéraire de l'Elan Vital et de l'Evolution Créatrice ; elle ne concerne que l'espèce humaine, même s'il établit à plusieurs reprises des rapprochements entre la société close des humains, et les sociétés des fourmis et des abeilles. L'espèce humaine serait-elle la gardienne de l'Elan vital pour qu'elle se sente beaucoup plus responsable de la continuité d'expansion de la Vie ? Quel serait le fondement d'une telle responsabilité qu'il s'attribuerait dans le contexte d'un évolutionnisme fait de jaillissement perpétuel d'imprévisible nouveauté ? Cette interrogation conduit à l'idée de Dieu qui côtoie celle d'Elan vital dans « l'Evolution Créatrice » et qui, dans « Les Deux sources », se laisse découvrir par les grands mystiques comme étant un Dieu-Amour.
La voie que les grands mystiques semblent inviter tous les vivants-hommes à emprunter, est celle de « l'union avec Dieu », encore appelée « coïncidence avec Dieu » dans « Les Deux sources » et anticipée dans « L'Evolution créatrice » sous l'appellation de « résorption dans le Tout » ou encore de « fusion dans la durée profonde ». Or c'est une voie qui conduit à une individualisation-personnalisation de ce qui ressemble à une sorte de « salut », nécessairement personnel, à la manière de la doctrine chrétienne ! Le réflexe premier de tout être vivant s'inscrit dans la tendance à une autoconservation que Bergson traite comme un « piétinement sur place » et qui serait oublieux du mouvement créateur permanent que l'expérience du personnage du « héros » ainsi que celle des mystiques invite à retrouver en brisant le cadre de la « société close », c'est-à-dire de tous les enfermements, de tous les égoïsmes, bref de toutes les clôtures qui, pour être condamnables au plan éthique, ne manquent pas de justification ni de légitimité ontologique !
Dans ces conditions où l'individualité est appelée à aller au-delà d'elle-même, voire à se renier, si elle doit reprendre contact avec le courant fondamental de la vie, et où la société close appelle son dépassement dans la « société ouverte », ne semble-t-il pas que toute préoccupation éthique soit étrangère dans cet univers marqué par un certain naturalisme d'expression des forces en présence ? Quelle place est laissée dans le bergsonisme de « L'Evolution Créatrice » et des « Deux sources » à la vie des relations interpersonnelles qui seule justifie l'existence des préoccupations morales ? A moins que la découverte du « Dieu amour » dans « Les Deux sources », ainsi d'ailleurs que la vocation de l'homme à s'unir à Dieu voire à se diviniser, ne conduise à ne reconnaître qu'une seule éthique, celle de la générosité et de l'amour prônée à travers « le mysticisme complet » ?
« L'Attention à la vie » et les conséquences de « l'adaptation »
« L'attention à la vie » se manifeste par une adaptation au réel à travers un fonctionnement fait d'habitudes et conduisant à la construction d'un moi social se surajoutant au moi individuel. En analysant cette situation, Bergson est conduit à affirmer que « la vie sociale est immanente, comme un vague idéal, à l'instinct comme à l'intelligence ». L'habitude d'obéir finit par produire « l'obligation sociale » acceptée comme loi morale. Le « il faut parce qu'il faut » finit par avoisiner un ordre quasi naturel ; ce qui pousse encore Bergson à écrire dans les ''Deux sources'' qu'un impératif absolument catégorique est de nature instinctive et somnambulique ». Et voilà l'impératif catégorique kantien invalidé par Bergson dans sa prétention à revêtir un caractère strictement rationnel. (p. 996 Ed. C.)
Pour achever de relativiser la place du rationnel dans le comportement moral de l'homme, il ajoute : « jamais aux heures de tentation, on ne sacrifierait au seul besoin de cohérence logique son intérêt, sa passion, sa vanité » (D.S. Ed. C. p. 994). La quasi-naturalité de l'obligation sociale et donc de l'obligation morale, lui enlève toute valeur éthique dans l'exacte mesure où il lui manque l'autonomie de la volonté. Le parallèle fait entre le corps social et l'organisme vivant, autrement dit l'inspiration venue de la biologie, donne des rapports moraux entre les vivants-hommes, une image plutôt déterministe ; en effet, ils ne sont pas l'expression de la liberté, c'est-à-dire, ni du libre arbitre, ni des choix précédés de délibérations. L'homme de la société close est soumis à la pression et à la coercition que lui fait subir le corps social. Voici un passage parmi tant d'autres, tirés des « Deux sources », dans lequel Bergson est plus que clair à ce sujet : « Sans doute les premières (les communautés d'hyménoptères) ont une forme stéréotypée, tandis que les autres (les sociétés humaines) varient ; celles-là obéissent à l'instinct, celles-ci à l'intelligence. Mais, poursuit Bergson, si la nature, précisément parce qu'elle nous a faits intelligents, nous a laissés libres de choisir jusqu'à un certain point notre type d'organisation sociale, encore nous a-t-elle imposé de vivre en société. Une force de direction constante, qui est à l'âme ce que la pesanteur est au corps, assure la cohésion du groupe, en inclinant dans un même sens, les volontés individuelles. Telle est l'obligation morale. » (D.S. Ed. C. p. 1201-1202). On pourrait nous rappeler ici le passage du début des « Deux Sources » dans lequel il relativise ce rapprochement quand il écrit : « ce ne sera d'ailleurs là qu'une comparaison, car autre chose est un organisme soumis à des lois nécessaires, autre chose une société constituée par des volontés libres » ! Mais justement, la phrase qui suit immédiatement nous ramène à la première position : la voici : « Mais du moment que ces volontés sont organisées, elles imitent un organisme ; et dans cet organisme plus ou moins artificiel l'habitude joue le même rôle que la nécessité dans les œuvres de la nature ». Ce qui fait écrire à Madeleine Barthélemy-Madaule que: « Voici donc le point où la règle morale se retrouve loi de la nature, et la raison instinct.. » (Bergson, Ed. du Seuil, p ; 144).

Les différences en degrés de conscience
Une question importante se pose, à partir de ce constat : Que devient la réalité-conscience dans ce contexte de la société close ? Serait-elle aussi naturalisée ? Mais elle est « Nature » dès le début, en tant que Elan Vital et que Supraconscience ! Les différences entre les hommes seraient-elles aussi des différences de degrés de conscience ? En quoi pourraient consister ces différences ? Certainement des différences en sensibilité-émotivité, en intelligence, en potentiel énergétique, en capacité intuitive (c'est-à-dire en un plus ou moins grand éloignement par rapport à la source de vie). Ce sont là des manifestations de l'énergie fondamentale que constitue l'Elan vital. Différemment réparties entre les membres de la communauté des hommes entretenant des relations entre elles dans le cadre de la société close, ces différences sont à l'origine des chocs, des malentendus, des incompréhensions et des confrontations des intérêts qui appellent leur arbitrage avec comme règle d'arbitrage l'obligation sociale. Cette obligation sociale n'est pas inspirée ici par une distinction absolue et rationnelle entre le Bien et le Mal. A moins que la relativité qui les caractériserait ne les rapporte qu'au seul intérêt du renforcement de la cohésion sociale considéré comme le Bien, tandis que tout comportement qui tendrait à affaiblir ou à détruire cette cohésion tiendrait lieu de Mal ! Ces valeurs découlent empiriquement de l'habitude d'obéir qui marque les hommes dès leur enfance : « Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l'habitude d'écouter nos parents, parce qu'ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d'eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c'est de là que partait, avec une force de pénétration qu'il n'aurait pas eue s'il avait été lancé d'ailleurs, le commandement ».
En quittant la sphère de la « morale close » qui abandonne chaque homme à subir la pression du corps social, (si tant est que l'individu se laisse systématiquement dicter l'obligation morale anonyme) pour considérer la sphère de la morale et de la « société ouverte »,n'a-t-on pas le sentiment que le « héros » ou le « grand mystique » relèvent eux-mêmes d'une identique expression, sinon d'une loi de la nature, du moins d'une force de la nature qui s'appelle « Elan vital » ou « Supra conscience » ? Ils sont des « privilégiés », touchés par une sorte de « grâce » divine comme diraient les chrétiens. Ils n'ont à se justifier devant personne pour cette faveur. Ils pourraient se contenter de jouir de leur condition supérieure sans se soucier d'entraîner qui que ce soit. Mais en fait, se soucient-t-ils d'entraîner les autres ? Ce sont les autres qui reconnaissent en eux quelque chose d'imitable et qui se mettent à les suivre, et cherchent à tirer quelque chose d'eux. Mais précisément, comment se fait-il que le « héros » qui ne demande rien obtienne tout et attire à lui tant d'amis et d'adeptes ? A la place du « « il faut parce qu'il faut » qui symbolisait le côté aveugle et inexplicable de l'obligation sociale imitant l'instinct, on aurait affaire ici à une force non moins aveugle qu'il ne faut pas chercher à expliquer, dit Bergson, car, explique-t-il néanmoins, « dans les deux cas vous êtes devant des forces, qui ne sont pas proprement et exclusivement morales et dont le moraliste n'a pas à faire la genèse » (D.S. Ed. C. p. 1056). L'irrésistible attrait qui émane du « héros » ne tient pas du tout aux aspects intellectuels des idées qu'il exprimerait. Les représentations de l'intelligence n'ont pas « la puissance d'entraîner la volonté ». Et la véritable question qui se pose est moins celle de savoir comment entraîner la volonté que celle de savoir si c'est la volonté qui serait utile ici et non autre chose. Evidemment, c'est autre chose, nous dit Bergson, et qui s'appelle « l'émotion supra-intellectuelle ». Si l'imitation du héros ne découle pas d'une émotion préalable provoquée par le modèle qu'on veut suivre, il risque de n'y avoir aucun gain, aucune transformation pour l'imitateur. Il n'y a pas, précédant l'adoption du modèle, un calcul égoïste quelconque et qui nous ferait miroiter les avantages à escompter de notre adhésion aux idées et principes du « héros » ! Au contraire, il s'agit, à travers l'imitation d'une personne, d'obtenir « une union spirituelle, une coïncidence plus ou moins complète avec elle. » (D.S. Ed. C. p. 1059). Autrement dit, « il faut que l'ébranlement émotionnel qui a soulevé l'âme du « héros » pour l'ouvrir aux dimensions de l'humanité toute entière puisse se prolonger au niveau de ses imitateurs qui devraient être soulevés de la même manière pour espérer une modification de fond en comble, et, dans tous les cas, une créativité qui les renouvelle, les régénère, en les faisant naître aux dimensions d'une humanité plus riche et plus élargie ». Le « héros » est donc lui aussi un mystique ; et l'expérience qu'il vit et subit n'est plus de l'ordre intellectuel. Le magnétisme qui se dégage du héros et par lequel les imitateurs se sentent attirés, relèvent de l'ordre du naturel et non d'une liberté ni d'une volonté quelconques.
Ce que nous cherchons à mettre en exergue tout au long de cette communication c'est l'idée selon laquelle l'éthique bergsonienne, éthique commandée par une métaphysique de l'évolution et de l'Elan vital, part de la nature et demeure dans l'ordre de la nature. Car c'est aussi et encore de la nature qu'il s'agit quand on suit Bergson expliquant que si le « héros », donc le mystique, a des imitateurs, c'est bien parce qu' « il peut y avoir en nous un mystique qui sommeille et qui attend seulement une occasion de se réveiller » (D.S. Ed. C. p. 1060). Et c'est bien sur cette idée et pourquoi pas, ce fait, que pourrait se fonder ce que Bergson considère comme la mission du grand mystique qui, comme le parfait dialecticien de Platon, devrait redescendre dans la caverne pour mettre de l'ordre entre les images et les réalités. Mais la mission du « grand mystique » n'a rien d'un devoir qui serait dicté par la raison
La question éthique dans la perspective de « l'évolution » 
Que permet d'espérer l'évolutionnisme bergsonien en cette matière éthique où, de toute évidence, « la société close » ne semble pas très éloignée de l'état de nature ? Si, au plan général, l'évolutionnisme bergsonien n'est pas synonyme de progrès ou de perfectionnement, il s'est tout de même produit quelque chose comme une « évolution-progrès » ou « évolution-perfectionnement » ayant fait passer de l'amibe, du protozoaire sans système nerveux à l'homme. C'est certainement pour cela que Bergson a pu écrire qu' « en dernière analyse, l'homme serait la raison d'être de l'organisation entière de la vie sur notre planète » (E.C. p. 652 Ed.C.) et, plus loin : « l'homme est le terme et le but de l'évolution » (E.C. p. 720 Ed.C.). Il s'agit ici d'un perfectionnement bio-physiologique autour de la complexification croissante du système nerveux qui a permis d'introduire de l'indétermination dans la matière ainsi que la possibilité de se soustraire de l'axe-réflexe par la réflexion, bref la possibilité de choix et de liberté.
Il importe de dire que Bergson n'a pas limité le progrès que pouvait réaliser l'évolution en ce qui concerne le devenir de l'homme, puisqu'il a envisagé « le dépassement de la condition humaine » en écrivant dans « Les Deux Sources » (p.273-274, Ed .C.p.1194) : « Sur la terre, en tout cas, l'espèce qui est la raison d'être de tous les autres n'est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait, si certains de ses représentants n'avaient réussi, par un effort individuel qui s'est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu'opposait l'instrument, à triompher de la matérialité afin de retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques ».
La mission du grand mystique pour une éthique de la générosité et d'amour « L'attention à la vie » dictait à l'homme de la société close la nécessité de s'adapter. Et, nous l'avons déjà dit, l'adaptation passe par l'action. Il s'agissait là d'une « action obstruction », vu d'un certain côté : le côté par où elle ne facilitait jamais le contact avec l'absolu de la durée créatrice. C'est le mysticisme qui s'inscrit dans la direction du regard tourné vers l'intériorité. Le mysticisme qui est lui-même un prolongement, voire un approfondissement de l'intuition. L'appel de la vie intérieure s'affirme d'abord comme l'opposé d'une vie d'action caractérisée par un déploiement sur l'extériorité et la spatialité.
On se serait attendu à ce que Bergson évacue complètement l'action ainsi conçue comme détournant de la vie intérieure. Or, on le voit plutôt opérer une distinction entre le mysticisme incomplet, détourné de l'action, et le mysticisme complet s'achevant dans l'action, celui-là même qui recueille sa faveur. Si l'union avec Dieu est le but ultime de la recherche mystique, et si les deux formes de mysticismes distingués, à savoir l'incomplet et le complet permettent d'atteindre ce but, l'idée à mettre en relief ici, par rapport à la question éthique qui nous préoccupe est celle de souligner le fait que Bergson privilégie le mysticisme complet qui peut aussi être appelé mysticisme d'action. Si le mysticisme grec, à travers Plotin, considère l'action comme « un affaiblissement de la contemplation » (cité par Bergson i les DS p. 1163, Ed. C) et que le mysticisme hindou symbolisant le mysticisme oriental, prône plutôt l'entrée dans le « nirvana », c'est-à-dire dans un état de suppression de tout désir et aussi de toute douleur, Bergson y dénonce une attitude égoïste qui rappelle l'instinct d'autoconservation caractéristique du climat relationnel dans la société close. Parlant de Plotin mystique il écrit : « Il lui fut donné de voir la terre promise, mais non pas d'en fouler le sol. Il alla jusqu'à l'extase, un état où l'âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant illuminée de sa lumière ; il ne franchit pas cette dernière étape pour arriver au point où, la contemplation venant s'abîmer dans l'action, la volonté humaine se confond avec la volonté divine. Il se croyait au faîte : aller plus loin eût été pour lui descendre » (D.S. p. 1163 Ed.C)
En fait, quand Bergson écrit que Plotin le mystique grec est « resté fidèle à l'intellectualisme grec » (D.S. p. 1163 Ed.C) et que « le mysticisme, au sens absolu où nous convenons de le prendre, n'a pas été atteint par la pensée hellénique » (ibid), ne laisse-t-il pas entendre qu'en raison de son intellectualisme, le mysticisme grec et notamment celui de Plotin, n'a pas réellement atteint le stade ultime de tout vrai mysticisme, à savoir « une coïncidence partielle avec l'effort créateur que manifeste la vie » ? C'est que Bergson n'imagine pas qu'on ait pu « se sentir en présence de Dieu », « être illuminé de sa lumière » et ne pas aller au-delà de ce contact ; car, et c'est la pensée de Bergson, on ne peut pas réussir l'union avec Dieu et le courant d'amour qui en émane, et ne pas se sentir propulsé vers l'action.
C'est bien pourquoi il a célébré le mysticisme chrétien considéré comme complet parce que soucieux de l'action, sous-entendu de l'action de partage au profit des autres hommes. « L'élan d'amour qui les portait à élever l'humanité jusqu'à Dieu et à parfaire la création divine ne pouvait aboutir, à leurs yeux, qu'avec l'aide de Dieu dont ils étaient les instruments », écrit Bergson, parlant des mystiques chrétiens (D.S. p.1176 Ed. C). C'est ici qu'on peut percevoir une attitude éthique consistant dans cette ouverture prônée par la société ouverte et la morale ouverte à l'humanité entière. A l'opposé de cela, Bergson a souligné et stigmatisé la fermeture éthique du mysticisme incomplet, type oriental et boudhique qu'il a présenté comme ayant ignoré « le don total et mystérieux de soi-même » (D.S. p.1169 Ed.C.), et n'ayant pas cru à l'efficacité de l'action humaine » (ibid), « n'ayant pas eu confiance en elle » (ibid)

Le mode d'action morale des grands mystiques

Quel est à présent le mode d'action choisi par ces grands mystiques pour « élever l'humanité jusqu'à Dieu » ? Ici, on voit Bergson exploiter l'expérience réelle des mystiques chrétiens à travers la création des petites « sociétés spirituelles » qu'auront été les couvents et les ordres religieux (D.S. p. 1175-1176 Ed. C.) Sur cette expérience Bergson a théorisé et énoncé ce qu'il a appelé » la méthode des grands mystiques ». Comment convertit-il cette expérience pratique en méthode utilisable, non plus par les seuls mystiques chrétiens, mais par d'autres mystiques pratiquant un mysticisme naturel ? Il écrit à ce sujet : « Il y avait, en attendant, une toute autre méthode à suivre ( par rapport à une première reconnue peu satisfaisante et qui aurait consisté à pousser le développement de l'intelligence le plus loin possible pour créer un système de machines qui précisément libéreraient l'activité de l'homme) ; C'était de ne pas rêver pour l'élan mystique une propagation générale immédiate, évidemment impossible, mais le communiquer ( l'élan vital), encore que déjà affaibli, à un petit nombre de privilégiés qui formeraient ensemble une société spirituelle ; les sociétés de ce genre pourraient essaimer ; chacune d'elles, par ceux de ses membres qui seraient exceptionnellement doués donnerait naissance à une ou plusieurs autres ; ainsi se conserveraient, ainsi se continuerait l'élan jusqu'au jour où un changement profond des conditions matérielles imposé à l'humanité par la nature, permettrait, du côté spirituel, une transformation radicale »( D.S. p. 1175-1176)
Il nous emble que la préoccupation fondamentale de Bergson se situe au-delà de la question éthique, à moins qu'il ne s'agisse plus exactement de « méta-éthique » qui changerait le cadre du « vivre ensemble ». Sous le couvert de la générosité qualifiant l'action des mystiques chrétiens et de la répercussion de l'amour du Dieu-amour, il est davantage question d'aider chaque homme à renouer contact avec Dieu. Autrement dit, pour Henri Bergson, la valeur première demeure cette sorte de devoir de contribution permanente au soutien de la vie en nous-même comme en autrui, c'est -à-dire au renforcement de l'Elan Vital d'une part et à la recherche de la communion avec un Dieu qui est amour comme l'Elan vital est exigence de création.

Le Dieu-amour des chrétiens et le Dieu-amour de Bergson
C'est à ce sujet que René Violette qui a écrit « La spiritualité de Bergson » reproche à Henri Bergson, parti d'un mysticisme naturel, de parler d'un Dieu-Amour qui ne peut se comprendre que dans le contexte d'un mysticisme de grâce et chrétien. Mais le fait est que Bergson ne subordonne pas le mysticisme à une religion constituée ; c'est exactement l'inverse qu'il fait ; il subordonne plutôt la religion au mysticisme premier qui lui donne naissance.
Est-ce à dire que le mysticisme naturel dont est parti Bergson se situe sur la lignée d'un Elan Vital, lui-même naturel, en tant qu'énergie de vie qui ne se déploierait ni ne créerait pas par amour mais selon un dynamisme que ne dirige aucun finalisme et encore moins aucun sentiment ?
C'est le moment de nous arrêter un instant sur les rapports que Bergson a pu établir entre l'Elan vital et Dieu, ainsi que sur la compréhension de la nature de l'amour du Dieu-Amour. Si « Dieu est amour » dans « Les Deux sources de la morale et de la religion », l'Elan vital est exigence de création dans « L'Evolution créatrice ». L'amour de Dieu est qualifié par son essence et non par son objet. La créature de Dieu n'est pas la cause de l'amour de Dieu. Bien au contraire, l'amour crée pour aimer et par amour ; il ne commence pas par aimer la créature pour ensuite l'aimer. L'Elan vital et Dieu sont-ils une seule et même chose dans le bergsonisme ? Il est vrai qu'on peut dire que l'idée d'une « exigence de création » qui est dite de l'Elan vital dans « l'Evolution créatrice » a semblé a posteriori avoir préparé d'une certaine façon celle d'une énergie créatrice qui serait Amour dans « Les Deux sources de la morale et de la religion ». Ce parallélisme suffit à montrer que l'Elan vital n'est pas l'équivalent de Dieu. Au contraire, il a été « donné une fois pour toutes » (E.C p. 710 Ed.C.) Mais ce qui nous intéresse ici est de dire qu'il semble bien exister une affinité de nature entre le créateur et le créé. Si l'Elan vital est énergie, vie et conscience, Dieu est également énergie, Vie et Supra conscience. Certaines fois, Bergson a utilisé les mêmes périphrases pour désigner tantôt l'un, tantôt l'autre ; c'est ainsi qu'il a parlé de « Principe de vie », de « Principe générateur de l'espèce humaine ». Et l'expérience mystique qui conduit à la coïncidence, même partielle, avec Dieu, repose sur la participabilité de l'homme à la divinité par le fait qu'il est aussi capable de conscience.

Pour conclure
Il nous paraît important de souligner l'Idée d'une certaine apparence de naturalité de l'éthique chez Bergson. Si, après « l'obligation sociale » tenant lieu d'obligation morale et imitant l'instinct, l' « appel du héros bergsonien lui-même semble fonctionner comme par l'effet d'une attraction magnétique, et que le vrai mystique est présenté comme celui-là même qui ne peut pas ne pas être propulsé dans l'action de partage envers les autres hommes, comment ne pas penser à des phénomènes naturels ? Tout se passe pour le mystique comme si le fait d'avoir réalisé cette coïncidence avec Dieu et l'effort créateur de la vie le pousse automatiquement à agir en direction des autres et pour la diffusion de la lumière divine reçue. La question qui se pose est celle de savoir si l'homme conserve une volonté libre quand il agit par une sorte d'effet induit de la volonté divine !
A cette question nous répondons par l'affirmative, car la conscience n'est pas annulée chez l'homme, y compris dans la société close. C'est parce qu'elle admet des degrés que chez certains elle paraîtra annulée et plus éveillée chez d'autres. Il est fondamentalement question de connaissance. Si la capacité de connaître la vérité est entièrement placée sous le mode de l'intelligence chez la plupart, la capacité intuitive qui se prolonge en capacité mystique est cela-même, qui favorise une connaissance en profondeur de la vérité, celle-là même qui, grâce à l'émotion supra-intellectuelle, permet à beaucoup de renouer contact avec le principe de la vie, la durée, Dieu, l'Elan vital. Si le héros bergsonien se crée des suiveurs et des adeptes, ce n'est pas tout le monde qui le suit. Et c'est ce qui prouve qu'il n'y a pas cette automaticité, ni cette naturalité apparente du fonctionnement moral ici ; les adeptes du héros ne le sont que parce qu'ils se sont reconnus en lui, et qu'ils se situent à un niveau de conscience qui le leur permet. On ne peut pas ne pas rappeler que Bergson les traite comme des privilégiés.

La morale complète de Bergson déjà qualifiée de méta-morale semble être une morale de salut qui ramène la multitude des intérêts égoïstes de la morale close à un intérêt identique et le même pour tous et autour duquel tous les hommes se retrouvent ne plus avoir qu'un même intérêt, à savoir être en mesure de renouer le contact avec l'absolu encore appelé « l'union avec Dieu » ou la « plongée dans le Tout de l'évolution et de la création ». Un objectif qui ne suscite pas de conflits avec les semblables, d'autant plus qu'il renvoie chacun devant lui-même à travers la dimension de sa vie intérieure. C'est pourquoi nous pouvons nous demander si, avec la méthode d'action des mystiques qui aura consisté à favoriser la création des « sociétés spirituelles » telles que les couvents et les ordres religieux, nous n'avons pas affaire à une démarche initiatique plutôt qu'à une démarche éthique ?

 

Retour

Que Signaler?
Vote
Réfléchissons-y...
"LE FRUIT MÛR TOMBE DE LUI-MÊME, MAIS IL NE TOMBE PAS DANS LA BOUCHE." (Proverbe chinois)
Vote
Faits et gestes
Vote
Sondage
QU'AVEZ-VOUS FAIT DES TEXTES TELECHARGES?
Lus et classés
Lus, jugés intéressants et exploités
Lus et fait lire par d'autres
(C)octobre 2007 Réalisation BDSOFT