L'Etat de droit et les droits de l'homme
On ne peut pas parler des droits de l'homme sans évoquer la question
de l'Etat de droit dans son ensemble. Ces derniers temps, tout le monde,
dans nos pays, les hommes au pouvoir tout comme les responsables des partis
politiques situés dans l'Opposition, tout le monde, dis-je, rappelle
le cadre de l'état de droit dans lequel les citoyens sont censés évoluer.
La défense et la protection des droits de l'homme visent principalement
ce qu'on peut appeler les droits fondamentaux de l'homme ; car je crois
qu'il y a des droits fondamentaux qui ne dépendent pas des cultures
particulières des diverses communautés humaines : la liberté de
penser, la liberté d'association, la liberté d'expression,
le droit de disposer de son propre corps, etc, sont à considérer
comme des droits fondamentaux attachés à la personne humaine,
où qu'elle vive. Mais, à côté de ces droits
fondamentaux, il y a des droits, qui ne sont pas moins fondamentaux d'ailleurs,
et qui mettent face à face, non pas nécessairement le pouvoir
politique et les individus, mais des individus entre eux. Par exemple,
lorsque dans un quartier, qu'il soit résidentiel ou populeux, on
fait tourner son lecteur de cassette pour écouter son chanteur préféré à une
heure tardive de la nuit, au mépris du droit au repos des voisins,
que fait-on d'autre sinon piétiner les droits de l'homme ? Je pourrais
multiplier des exemples de ce genre qui illustreraient abondamment l'idée
selon laquelle le respect des droits de l'homme ne peut être effectif
que dans un Etat de droit où chaque citoyen a conscience de ce que
la sa liberté s'arrête là où commence celle
d'autrui. Les égoïsmes sont pourtant ravageurs dans nos sociétés.
Il faut voir comment les automobilistes utilisent l'espace carrossable.
Il faut qu'ils l'occupent pour eux tout seuls en roulant au milieu de la
chaussée, si ce n'est pas à gauche, en mettant en danger
la vie des autres, en refusant la priorité à droite, etc.
Je ne pense pas par ailleurs que la culture africaine conduise ou doit
conduire à une conception différente des droits de l'homme.
En tout état de cause, les droits que j'ai appelés fondamentaux
ne peuvent qu'être universels ou alors, ils ne sont pas fondamentaux
et attachés à la personne humaine. Dans le contexte de la
culture africaine, on aura affaire parfois à ce qui s'appelle du
droit coutumier et auquel vient se juxtaposer le droit positif moderne.
Il ne contredit, ou alors ne doit pas contredire tel ou tel droit fondamental
et universel. Par exemple, c'est au nom du droit de chaque homme de disposer
de son corps qu'aujourd'hui nous devons condamner et condamnons en effet
des pratiques traditionnelles qui fonctionnent encore dans certaines régions
de notre Afrique, telles que les mutilations sexuelles. Avec les droits
universels de l'homme comme référence et critère,
nous devons être à même de décider du sort à réserver à certaines
pratiques et valeurs culturelles tout à fait relatives.
Est-ce qu'on pourra aller jusqu'à trouver ou à préconiser
l'homogénéisation des sociétés humaines, sous
le rapport des droits de l'homme ? Je ne pense pas que ce soit un objectif à rechercher
si par là on sous-entend la disparition des cultures particulières.
Il y aura toujours, partout où vivent des hommes, un rapport particulier
de ceux-ci à l'environnement et conduisant à une créativité particulière.
C'est l'origine de la différence des cultures….Je ne crois
pas que des droits de l'homme spécifiques pour l'Afrique correspondent à grand
chose. Cela ne fait pas de sens pour moi. Cela me rappelle ce qui se disait à un
moment donné, de la démocratie. On affirmait qu'il y a place
pour une démocratie à l'africaine. On peut reconnaître
une évolution différente des sociétés qui soit
de nature à faire constater des différences conjoncturelles
dans la manifestation de la démocratie ou du respect des droits
de l'homme sans que cela devienne un prétexte pour identifier des
droits fondamentaux de l'homme, valables seulement en Afrique et pas en
Europe ou en Amérique, et inversement ! A Douala par exemple, où la
distance sociale reste très faible, toutes les familles autochtones
se connaissant pratiquement, on observe qu'il est très rare de voir
des gens traîner devant les tribunaux tel ou tel médecin coupable
de négligence ayant entraîné la mort ! Le degré d'anonymat
que cela requiert n'est pas atteint. Ira-t-on, à partir de là,
conclure que le droit à la réparation est inconnu de l'Africain
de Douala ? Il ne s'agit certes pas d'un droit fondamental, mais il s'agit
précisément de l'un de ces droits dont l'application s'inscrit
dans le cadre d'un Etat de droit./.
Intervention au débat lors du colloque sur
les droits de l'homme
En Afrique Centrale, 9-11 Novembre 1994
Université Catholique d'Afrique Centrale
Actes du Colloque, page 79,Ed.Ucac- Kartala
Le
droit à la vie en Afrique traditionnelle
Je suis désolé de ne pas partager l'opinion selon laquelle
l'Afrique réserverait une place particulière au droit à la
vie. Il y a des communautés africaines qui n'acceptent pas en leur
sein des albinos. Lorsqu'un bébé albinos vient au monde dans
une telle communauté, on s'arrange à le faire disparaître
; autrement dit, on lui retire la vie ! On raconte qu'un jour, le défunt
président Ahidjo, en visite aux Etats-Unis, se fait présenter
le personnel camerounais de son ambassade dans ce pays. Après avoir été face à un
fonctionnaire albinos, il demande en aparté à l'ambassadeur
: c'est l'un des nôtres ?Réponse affirmative de l'ambassadeur.
Alors Ahidjo tranche : il n'est pas représentatif ; il faut le faire
rentrer au Cameroun. Et cela fut fait. Dans d'autres régions encore,
ce sont les jumeaux qui troublent et inquiètent les communautés
où ils naissent. On décide alors de retirer la vie à l'un
des deux. Ces deux exemples laissent apparaître la difficulté de
parler de l'Afrique comme d'un monde nécessairement homogène. D'un autre côté, le système traditionnel dont on parle
ici place le groupe au-dessus de l'individu. Or, la culture des droits
de l'homme est une culture qui place l'individu au-dessus du groupe. Quand
on parle de liberté, elle est d'abord celle de chaque homme pris
individuellement, en tant que centre d'initiative, en tant que créateur
et inventeur de culture et de civilisation.
La volonté de sauvegarder une certaine authenticité africaine
en matière de droits de l'homme me paraît être une préoccupation
futile. J'exagère peut-être, mais je peux dire que l'évolution
de nos sociétés nous conduit inéluctablement vers
le renforcement de cette culture de l'individu- homme prenant le pas sur
le groupe qui , autrefois, l'engloutissait. Qu'on le veuille ou pas, l'évolution
de nos sociétés se dirige dans cette orientation./.
Intervention au débat lors du colloque sur les droits
De l'homme en Afrique Centrale, 9-11 Nov. 1994
Université Catholique d'Afrique Centrale
Actes du Colloque Edition Ucac-Kartala, p.85
|