la préparation de l'avenir pour des générations futures...
« Quand la vision du monde au nom de laquelle on se bat choque et bouleverse de fond en comble l’ordre existant, l’opinion réactionnaire aura vite fait de la présenter comme irréalisable et impossible ; et au nom de cette impossibilité on la traitera encore de rêve creux de coureur d’idéal. A ce propos, je voudrais simplement dire, à la suite de Bergson, qu’il faut dissiper l’illusion que crée la logique de rétrospection. Une conception de l’ordre social sera dite impossible à réaliser et par conséquent relever du rêve jusqu’au jour où, quelque part, des hommes convaincus, des hommes d’action, mus par une foi bouillonnante en leur pouvoir et en leur rêve, la feront passer dans les faits. Alors seulement, on dira que ce rêve aura été possible, aura été réalisable. L’étiquette de rêve qui se colle à telle ou telle conception des choses sert plutôt à exprimer, comme avec une certaine gêne, un désaccord profond et honteux. Bien des adultes s’empresseront de traiter les jeunes de rêveurs pour ne pas avoir à s’humilier devant leurs leçons « impertinentes » d’idéalisme. Il s’agit pour la jeunesse contestataire de définir et de bâtir son propre monde plutôt que de continuer à vivre dans un monde bâti par d’autres mains et d’autres cerveaux, et certainement pas pour elle ; car, bien que l’expression revienne souvent sur les lèvres de l’adulte, « préparer l’avenir de nos enfants », leur construire une société viable est une gageure. C’est André Gide qui a raison lorsqu’il dit à son élève Nathanaël : « Si je cherchais tes aliments, tu n’aurais pas de faim pour manger ; si je préparais ton lit, tu n’aurais pas sommeil pour y dormir…Jette mon livre, dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possibles en face de la vie ». Oui, les adultes ne peuvent pas préparer aux jeunes une société dont ils soient sûrs qu’elle leur plairait. Et pourtant, les adultes sont bel et bien obligés de préparer l’avenir de ceux qui n’ont pas encore les moyens requis pour se prendre eux-mêmes en charge. Mais est-ce là un motif suffisant pour que les adultes refusent de prêter l’oreille à ceux qui, devenus capables de penser pour eux-mêmes, proposent une révision parfois déchirante de ce qui leur avait été préparé ? ».
JALONS I (Recherche d’une mentalité neuve), Ed. CLE Ydé. 1970, pp.11-12
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