INTERVIEW
DONNEE au magazine ANAGSAMA n° 10 Juillet -Août 2004
Par M. E. NJOH-MOUELLE Philosophe et homme politique
ANAGSAMA : Professeur,
des centaines d'intellectuels camerounais ont commis au mois de Janvier
dernier un appel invitant le Chef de l'Etat à se
présenter à la prochaine élection présidentielle.
Qu'est-ce que signifie, selon vous, qu'ils aient choisi le mode d'un
appel comme l'auraient fait de simples militants de base, en lieu et
place d'un ouvrage comme on s'y serait attendu de la part d'un groupe " d'éveilleurs
de conscience " ?
NJOH -MOUELLE: Je vous remercie d'être venus recueillir mon
avis sur cette affaire qui a défrayé la chronique depuis
le mois de Janvier de cette année. Ce qui est en cause dans
cet " Appel " baptisé " Appel des intellectuels " ce
n'est évidemment pas son bien-fondé ; car les intellectuels
sont des citoyens comme les autres. Ils exercent leur droit de s'engager
politiquement ou de ne pas s'engager comme les autres citoyens. Votre
question le laisse clairement voir puisque vous ne m'interrogez que
sur le mode choisi : une motion, à la manière des nombreuses
autres que les divers organes de base du Rdpc ont diffusées
depuis un an. Venir longtemps après, faire la même chose
que les militants de base du Rdpc, à part l'alignement des signatures,
n'avait rien qui distingue les intellectuels , en effet. On peut même
regretter que l'intellectuel se soit mis à la remorque de la
base, au lieu précisément de précéder la
base, d'éclairer la base, comme en principe cela devait être.
Il y a même lieu de s'étonner de ce que cet " Appel
des intellectuels " se soit appuyé sur le message des vœux
que le Chef de l'Etat a adressés à la nation le 31 décembre,
comme s'il n'existait pas des discours politiques prononcés
auparavant et méritant davantage de servir de référence.
A ce sujet d'ailleurs, je crois qu'il n' y avait pas meilleur document
intellectuel, politique et programmatique que le livre du Président
Biya intitulé " Pour le libéralisme communautaire ",
un projet de société qui est une œuvre de longue
haleine dans sa réalisation. Cet ouvrage aurait pu inspirer
des tables- rondes ou des conférences par lesquelles les intellectuels
concernés auraient eu l'occasion de débattre des aspects
non encore réalisés de ce vaste programme. C'était
du reste la réponse que j'avais donnée au collègue
qui était venu me solliciter. En tout état de cause, " l'Appel des intellectuels " n'a
pas revêtu le plus petit caractère intellectuel. Car l'intellectuel
c'est d'abord les idées A part le très court texte d'une
motion se limitant à l'appel, c'était un vide total en
matière d'idées. Et, après de nombreux autres
observateurs, je vais ajouter que le fait de recueillir et de classer
les signatures par campus universitaires achevait d'enlever à cette
démarche quelque chose de son authenticité politique
pour l'enfermer plutôt dans un carcan administratif. Les intellectuels,
ce ne sont pas que les enseignants de l'enseignement supérieur
; les intellectuels, ce ne sont pas forcément leurs grades d'assistant,
de chargés de cours, de maîtres de conférences,
de professeurs qu'ils mettent en avant. Et puis, comment vouloir faire
croire, en ces temps de multipartisme et de démocratie pluraliste,
que tous les enseignants des universités ont la même sensibilité politique
? Ici, je ne crois pas que mes collègues aient eu raison de
vouloir faire jouer le facteur quantitatif ! Qu'ils aient été des
centaines et des centaines de signataires n'est pas l'important ; l'important était
dans ce qui pouvait être dit autour de la sollicitation de la
candidature du Président Biya. Et pour cela il n'était
point nécessaire de chercher à enrégimenter tous
les enseignants de tous le campus universitaires. L'intellectuel se
signale par la qualité, la bonne qualité de ses façons
de faire. S'il se considère comme jouant le rôle de locomotive,
il doit se souvenir qu'il n' y a qu'une locomotive pour tirer plusieurs
wagons. Il doit se souvenir que la locomotive précède
les wagons et non l'inverse !
Encore une fois, il n'est pas question ici de dire
que les intellectuels n'ont pas le droit de se manifester au plan
politique. Il est question
de dire que la manière n'a pas été celle dont
les intellectuels pouvaient être fiers ! ANAGSAMA
: Pour Fabien Eboussi Boulaga par exemple, l'intellectuel
doit uniquement s'intéresser aux questions générales,
car chaque fois qu'il descend dans l'arène du particulier, il
se corrompt. Est-ce que les intellectuels qui ont signé " l'Appel " ne
se sont pas dévoyés en prenant fait et cause pour un
individu ?
NJOH-MOUELLE : Je regrette toujours que sur cette question de l'engagement
politique de l'intellectuel, on traite la question comme si tous ceux
qui étaient identifiables comme intellectuels avaient ipso facto
le même tempérament, la même capacité de
vertu, la même disposition à servir leur communauté,
etc. ! J'ai l'habitude de dire qu'il n' y a pas une nouvelle nature
humaine que confère l'étiquette d'intellectuel au point
d'attendre de tous le même comportement ! Je vous laisse l'entière
responsabilité de l'opinion prêtée à Fabien
Eboussi Boulaga. Ce que je dois dire concernant l'idée qui lui
est prêtée est que rien, dans la compréhension
de ce qui fait l'intellectuel, ne le condamne à se tenir à l'écart
de la politique. Vous parlez de " questions générales " opposée à " l'arène
du particulier " . C'est une perception partielle de l'engagement
politique, puisque c'est de cela qu'il s'agit. S'engager, pour , directement
ou indirectement servir sa communauté, n'est-ce pas une manière
de s'intéresser aux questions générales en s'occupant
précisément de l'intérêt général
par opposition à l'intérêt particulier ? Je demeure
convaincu que l'engagement politique bien compris est une tâche
noble, tant il est vrai que le bonheur recherché par les uns
et les autres ne peut pas se satisfaire d'un environnement de "" souffrances " et
de " misères " des autres. Il est aussi vrai qu'on
peut aider les autres en passant par d'autres voies que celle de l'engagement
politique. Mais comment comprendre qu'on puisse ouvertement professer
que ceux qui s'estiment eux-mêmes comme les meilleurs, l'élite
de la société, devraient abandonner à d'autres
le service de la communauté sous prétexte que c'est " salissant " ?
Comment se montrer intolérant à l'égard de la
libre expression des aspirations et des tempéraments des " intellectuels " qui
s'engagent dans l'action politique ? Vous me dites que les intellectuels
qui ont signé " l'Appel " se seraient dévoyés
en prenant fait et cause pour un individu ? Je trouve une certaine
injustice dans cette façon de juger les choses ici, notamment
dans le fait de globaliser dans une unique appréciation le geste
d'une grande diversité d'individualités et de personnalités.
L'action politique est organisée autour des équipes.
Les partis politiques sont des équipes. Et toute équipe
est dirigée par un chef ou des chefs . Tout le monde ne peut
pas assumer la fonction de chef dans la même association ou dans
une même société. On ne peut pas condamner a priori
le fait de s'aligner derrière un chef ; ce serait prôner
une sorte d'anarchie.
Je termine sur cette question en réaffirmant clairement que
l'appellation d'intellectuel n'est pas indicatrice d'une idéologie
qui serait partagée par tous les intellectuels. Il ne manquerait
plus que cela ! Car comment comprendre qu'on puisse continuer de voir
cette diversité d'opinions chez les intellectuels ? J'ai écrit
quelques pages sur cette question d'intellectuel. Vous remarquerez
que je n'aurai pas entrepris de définir cette notion ici. Même
si on n ' a pas lu mes " Considérations actuelles sur l'Afrique ",
ouvrage de 1983 paru chez CLE, on pourra prendre connaissance de ma
conception de l'intellectuel dans les extraits que je donne de ce livre
dans mon site web personnel (www .njohmouelle.org)
ANAGSAMA: Vous êtes l'auteur d'un livre célèbre " De
la médiocrité à l'excellence " ; plusieurs
années plus tard, on en est encore à parler au Cameroun
de l'inertie. Est-ce que vous n'avez pas prêché dans le
désert ?
NJOH-MOUELLE:: Je me réjouis de ce que les
jeunes gens des classes terminales ont cet ouvrage au programme du
baccalauréat
depuis plusieurs années déjà. Dans plusieurs universités
africaines également il donne lieu à la rédaction
des travaux de mémoires académiques. Les transformations
des mentalités ne peuvent se produire que lentement. J'ai confiance
en l'avenir et je suis persuadé que les idées contenues
dans ce livre et dans d'autres encore feront progressivement leur chemin
dans les esprits. Toute une vision de type d'homme que les programmes
de développement devraient chercher à promouvoir s'y
trouve exposée. Les choses ne sont pas faciles./.
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