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Interviews politique

Interviews: Problèmes de société

Interview à " Mutations " n° 1015 du 24-10-03
Avec le professeur NJOH MOUELLE , Philosophe et Homme Politique
Entretien avec Claude Bernard KINGUE
Pour la rubrique intitulée RUPTURES

Le philosophe et ancien Secrétaire Général du RDPC fait le tour d'horizon des problèmes que pose le culte de l'argent à la société camerounaise Pages 6 § 11

Professeur, qu'évoque en vous le mot argent ?

Quand on me dit " argent ", je pense en effet à une foule de choses ; je pense bien-être, richesse tout comme je pense pauvreté, dénuement. Je pense aisance matérielle et projets réalisés ou à réaliser ; je pense aux projets rêvés et non réalisés ; je pense à la cupidité de bien des gens, je pense à la générosité de quelques uns. Voyez-vous, l'argent est une valeur pratique dans la vie quotidienne. Une valeur comme l'est aussi la bicyclette, le vêtement, le manioc que nous mangeons ou l'eau qui nous désaltère. Avec cette grande différence que c'est la valeur-argent qui nous permet d'acquérir les autres valeurs pratiques à l'instar de celles que je viens de mentionner.

Est-ce pour cela qu'on observe dans notre société une valorisation excessive de l'argent qui en fait presqu'un dieu auquel on voue un culte ?

Les dieux sont imaginés comme des puissances absolues qui vous permettent d'obtenir tout ce que vous désirez. A partir du moment où, dans une société, bien des gens pensent qu'avec l'argent ils peuvent tout obtenir, la voie est ouverte pour cette course effrénée vers la recherche de l'argent. Une course qui fait oublier aux coureurs que si l'argent permet d'acheter une maison, il n'achète pas un foyer où règne l'amour ; s'il permet d'acheter un lit, pour ne parler que des choses apparemment simple, il n'achète pas le sommeil du juste ; s'il permet d'acheter un poste ou une position éminente dans une hiérarchie, il n'achète pas le respect ! Il faut rappeler ces petites choses qui échappent souvent aux gens. La course effrénée après l'argent est devenue frénétique dans notre société. L'argent pour acheter des postes, l'argent pour acheter des places au lycée et dans les grandes écoles de l'enseignement supérieur, l'argent pour acheter des diplômes, l'argent pour acheter des consciences, le silence des témoins gênants, l'argent pour acheter l'argent…

Voulez-vous dire que le culte qu'on voue à l'argent ne s'observe que dans cet usage abusif qu'on en fait ?

Harpagon, le célèbre avare de la pièce de Molière qui porte ce titre, n'achète pas les consciences ; il thésaurise, c'est-à-dire qu'il amasse, il accumule pour accumuler. Il ne se sépare de sa " cassette ", une sorte de coffre fort, que pendant son sommeil, et encore ! il lui arrive de se lever plusieurs fois la nuit pour aller s'assurer que son trésor est toujours à sa place. Il veut sentir à tout moment de la journée que ses économies sont à portée de sa main. Voici une manière très visible et nette de vouer un culte à l'argent. Il est vrai qu'il s'agit d'une situation romanesque dont on peut dire qu'elle est caricaturale. Mais que font-ils de très différent aujourd'hui dans notre société ceux qui s'offrent des parc automobiles de dix ou quinze véhicules neufs, ceux qui, agents de l'Etat surtout, conservent dans les tiroirs de leurs bureaux plusieurs centaines de milliers de francs sous la forme de bons d'essence qu'ils ne songent même pas à donner à certains de leurs collaborateurs en difficulté ? ceux qui construisent et abandonnent dans des coins de brousse si ce n'est de forêt, des châteaux de cinquante pièces ? J'ai connu un jeune fonctionnaire qui, à l'occasion de sa première mission en Europe, s'était fait confectionner à la fois vingt costumes et avait acheté douze paires de chaussures ! Il ne s'agit pas de situations romanesques Comment passer sous silence tous ceux qui, de tout temps, placent dans des banques lointaines des paradis fiscaux des centaines et des centaines de millions voire de milliards de francs CFA ? Ils ne sont pas très différents de Harpagon qui ne vit plus que pour l'amour de ses louis d'or. A quoi leur sert cet argent ainsi soustrait des besoins de l'économie et du développement du pays ? Il n'est pas sûr qu'ils rentrent nécessairement en possession de leurs biens. Ni eux-mêmes, ni parfois leurs héritiers !

Le mode d'acquisition de l'argent explique-t-il, ne serait-ce qu'en partie, tous ces comportements que vous décrivez ?

On peut acquérir l'argent le plus régulièrement et honnêtement du monde et vouloir tout acheter, y compris l'honneur d'autrui. L'excès d'égocentrisme voire d'égoïsme poussent certaines personnes dans des comportements d 'épargnants oublieux du rôle utilitaire de l'argent : ils sont capables de s'opposer à tout investissement, à toute dépense dont profiterait leur village ou leur famille, transformant les capitaux emmagasinés en finalité des finalités. Mais vous avez raison de faire état de la psychologie qui accompagne les divers modes d'acquisition de l'argent. Quand il s'agit de l'argent facilement acquis, l'argent pour lequel on n'a pas versé une seule goutte de sueur, soit parce qu'on l'a reçu d'un héritage, soit parce qu'on se livre à des trafics de diverses sortes ou, tout " banalement " parce qu'on a détourné les deniers publics, il est courant qu'on se livre à du gaspillage et à de la dilapidation frénétique de telles fortunes.

D'où vient donc, entre les hommes, la différence observable dans le rapport de chacun à l'argent ?est-ce l'environnement ou autre chose encore ?

Il y a donc déjà ce mode d'acquisition dont je viens de dire un mot ; mais il y a surtout l'éducation de base de chacun, le caractère, la personnalité propre à chaque personne. Il est évident que dans un environnement caractérisé par la corruption comme c'est le cas aujourd'hui dans notre pays, très peu de gens se font encore des scrupules pour exiger le pot-de-vin avant même d'avoir rendu le service demandé. Le service public n'existe plus que de nom. Chaque responsable à son niveau plus ou moins élevé, chaque agent d'ailleurs, se comportent comme s'ils étaient à la tête d'une affaire privée. Ils ont un salaire supposé correspondre à un service public à rendre aux usagers et ce, au nom de la société; mais non ! ce salaire est considéré comme un droit inconditionnellement acquis ; l'esprit du contrat avec l'employeur qu'est l'Etat est perdu de vue. Chacun est assis sur un " gisement " comme ils disent. Voilà pour l'environnement.

Mais vous avez aussi parlé du caractère et de la personnalité des uns et des autres...

Mais j'ai aussi parlé de caractère et de la personnalité des uns et des autres. Il faut reconnaître que certains sont davantage portés à fonctionner dans le sens de la loi de la nature qui fait primer la force sur toute autre considération. Quand on est donc porté par tempérament à chercher à dominer les autres, à se servir plutôt qu'à servir, à avoir le dernier mot en toutes situations, on cherchera aussi l'argent pour en imposer aux autres, pour dominer tout le monde autour de soi. On distribuera l'argent non par générosité et parce qu'on se soucie tellement du bien-être des autres, mais parce qu'on veut rendre tout le monde redevable envers soi. C'est pourquoi entre gens de même niveau d'aisance matérielle et financière, on tient à rendre service contre service. Un repas contre un repas. On échangera des cadeaux de sorte que personne ne doive rien à personne.

Quand, au contraire, on est de tournure d'esprit foncièrement égoïste, on ne manquera pas de découvrir l'assurance et la puissance que procure la possession de beaucoup d'argent. Vous serez riche comme pour narguer les autres ; il faudra que les autres vous envient et que vous le sentiez. Cela fait votre bonheur. Il s'agit du genre de personnes qui aiment apprécier leur bonheur par contraste avec la misère des autres. Ce ne sont pas ce genre de personnes qui peuvent conduire la lutte contre la pauvreté dont tout le monde parle aujourd'hui. Le bien-être des autres les rendrait plutôt tristes ou à tout le moins les énerverait. C'est le bonheur ou plus simplement le plaisir de nature diabolique de Néron contemplant une partie de Rome en train de brûler.

L'argent, c'est le pouvoir. Entre certaines mains il cherche plutôt à écraser et à humilier ; entre d'autres mains au contraire, il sert à procurer le bien-être et la joie de vivre. En lui-même l'argent est un moyen et non une fin. C'est l'usage que les hommes en font ou n'en font pas qui peut le rendre soit odieux et redoutable, soit désirable et salvateur. Ce n'est d'ailleurs pas l'argent en lui-même qui peut être dit odieux mais plutôt l'homme dont la volonté perverse oriente son utilisation pour des causes vilaines.

L'éducation peut tout de même atténuer certaines tendances et canaliser le rapport à l'argent ?

Vous faites bien d'évoquer le facteur éducation. Je signale toutefois que des enfants ayant connu la même éducation parentale peuvent se révéler à l'antipode l'un de l'autre au sujet du rapport à l'argent. Le " fils prodigue "des évangiles avait un frère tout à son opposé ; les bons chrétiens connaissent l'histoire. L'éducation ne peut venir que tempérer telle ou telle tendance chez les uns, stimuler telle autre tendance chez les autres. Des gens ayant connu une enfance malheureuse, voire misérable et qui, au bout du compte, ont réussi à se faire une belle place au soleil, affichent parfois à l'égard de l'éducation de leurs propres enfants, des attitudes diamétralement opposées. L'un ne voudra pas que ses enfants connaissent la moindre souffrance, le moindre manque ; il leur donnera tout ce dont ils auront besoin au risque d'en faire des enfants gâtés auxquels on donne beaucoup d'argent de poche dès l'école primaire. Au contraire, le second adoptera une attitude exactement opposée : il voudra que sa progéniture connaisse quelques difficultés quand bien même il pouvait les en épargner. Il les laissera par exemple marcher à pied pour se rendre à l'école et ne leur remettra que très peu d'argent de poche. Que dire de ces choix sinon qu'ils témoignent de la grande difficulté de trouver une règle en cette matière qui soit autre que celle de l'observance de la position du juste milieu, également éloignée des extrêmes. Tout compte fait, l'éducation ne peut que tenter de modeler des personnalités diverses qui se manifestent souvent dès la prime enfance.

Le gain facile favorise-t-il un type donné de rapport à l'argent plutôt qu'un autre ?

Oui, je crois que l'argent gagné sans effort a tendance à être mal exploité ; il est gaspillé, non pas dans une logique particulièrement généreuse, encore que ça arrive, mais davantage dans une logique qui veut que souvent un bien mal acquis ne profite jamais. On ira le jouer dans les casinos ou dans d'autres placements hasardeux ; ou alors on fera des acquisitions de mégalomanes destinées à flatter l'amour propre.

Que pensez-vous justement de l'argent gagné dans les jeux de hasard, les paris, la loterie, certains sports ?

Quand l'obsession du jeu s'installe il faut se dire qu'on a affaire à une situation pathologique. IL y a des gens malades du jeu. Il s'agit alors de jeux dits compulsifs. Beaucoup de spécialistes de ces questions comparent leurs effets à ceux provoqués par l'absorption des drogues. Donc il peut y avoir, il y a même problème. Il faut distinguer entre jeux de hasard et jeu d'argent. Le jeu de hasard a un soubassement social indéniable. Il est le prolongement ludique d'une fonction sociale autrefois remplie par le devin et tous les responsables des arts divinatoires. En fait on joue à deviner ce que la marge d'incertitude et d'ignorance par rapport à ce qui peut advenir rend difficile et ténébreux. Il est vrai que bien des jeux d'argent se fondent sur ce même hasard. Ce qui a fait problème c'est l'introduction du gain et par conséquent de l'argent dans ces jeux. Il y a du hasard dans la position dernière de la roulette des casinos. Il en est de même dans le tirage du loto, de la loterie ou des tombolas. Dans la course des chevaux, il intervient quelques éléments objectifs et rationnels qui réduisent la part du hasard et peuvent permettre un pronostic scientifique. Ce la étant dit , il faut que je rappelle quelques jalons d'histoire. Il y a eu énormément d'avancées et de reculs en matière de réglementation officielle en cette matière. Les jeux d'argent ont été tantôt interdits, condamnés, tantôt autorisés. Certains empereurs romains, certains rois de France ont été eux-mêmes des joueurs invétérés. Ce fut le cas de l'empereur Auguste ; ce fut le cas des rois Henri IV et Louis XIV de France. Par contre auparavant, quand le catholicisme et le pouvoir d'Etat coïncidaient au sommet, Charlemagne excommunia les joueurs invétérés, Charles le Bel interdit toutes sortes de jeux. La réprobation chrétienne frappait les jeux de hasard et de profit, considérés comme développant les passions et entretenant l'esprit de lucre. On n'en est plus là aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire que dans tous les pays ces jeux sont autorisés, loin de là. En Afrique, le jeu d'argent n'a été introduit que par le système économique qui domine le monde aujourd'hui. Le plus important, à mon sens consiste pour l'Etat à bien les réglementer et à surveiller leur environnement pour qu'ils ne cachent pas des trafics condamnables. Il m'apparaît utile de permettre aux gens d'espérer améliorer leur bien-être quotidien sans avoir une quelconque mauvaise conscience qui n'habite pas ceux qui volent et détournent les deniers publics. Je crois que c'est moins l'argent gagné dans ces jeux qui doit faire problème que l'origine de celui distribué à ceux qui gagnent. Si le produit de la vente des tickets de loterie ne justifie pas à lui seul les montants distribués aux gagnants, il y a lieu de s'inquiéter. Car il ne faut pas que ces jeux de hasard et d'argent se confirment comme étant des marchés de blanchiment de l'argent provenant de divers trafics et en particulier de celui de la drogue et du faux monnayage, par exemple.

Vous avez évoqué aussi les rémunérations des sportifs dans certaines disciplines.

Bien des gens trouvent scandaleux les salaires que gagnent les footballeurs et les joueurs de tennis par exemple. Moi je crois que s'ils ont une critique à faire, elle devrait concerner le système global de l'économie libérale et capitaliste et non une conséquence, un effet résultant du fonctionnement du système. C'est dans ce cadre qu'évoluent ces sportifs. C'était dans un système opposé qu'évoluaient les footballeurs de l'ancienne URSS. Ils ne gagnaient pas les mêmes sommes colossales que leurs collègues d'Europe de l'Ouest empochaient. Eux, ils étaient des sortes de fonctionnaires ; ils n'avaient pas un statut de professionnels. Quand les gradins des stades sont remplis tout le temps et permettent de rentrer beaucoup d'argent dans les caisses de fédérations et des clubs, la publicité et le sponsoring y trouvent leur compte. A partir de ce moment, comment s'offusquer de ce que ces jeunes gens dont la carrière veut qu'ils soient dits vieux à 35 ans seulement ne gagnent pas ce qu'ils gagnent, eux qui risquent leurs tibias et leurs genoux chaque semaine sur les stades ? Comment m'empêcher d'avoir une pensée pieuse pour notre regretté Marc Vivien Foe ?

Parmi les différents modes d'acquisition de l'argent, il y a la feymania : quelles réflexions vous suggère-t-elle ?

Ecoutez, la feymania n'est ni plus ni moins qu'une forme de ganstérisme utilisant souvent la ruse. Au lieu qu'on pénètre chez vous par effraction pour vous voler, on se fait normalement recevoir, on vous raconte une belle fable qui vous amène à transmettre vous-même de la main à la main, une somme d'argent qu'on vous promet de multiplier. Ailleurs ce sont de faux documents qui vous seront présentés : faux titres fonciers par exemple ; et vous voilà embarqués dans l'achat d'un terrain fictif ! Etrange ! C'est pourtant arrivé à plus d'un. L'utilisation de fausses identités, en général flatteuses, pour accéder dans certains lieux réservés. Un faux roi du Cameroun aurait été découvert un jour dans un pays étranger, après qu'il eût bien profité de ses hôtes. Vous me demandez ce que je pense de tout ça ? Eh bien, ma tristesse est de constater qu'aujourd'hui dans notre société, on admire ces Camerounais qui roulent carosse sans qu'on se demande d'où leur est venu l'argent de leur vie luxueuse. Non seulement on les admire, mais ils font insulter et mépriser les honnêtes Camerounais qui osent encore parler de mérite personnel, de principes moraux à respecter dans les divers accomplissements quotidiens. L'échelle des valeurs dans notre société est complètement retournée. On porte les voleurs de tous acabits aux nues et on crache sur les honnêtes gens ! C'est inadmissible. Il faut faire quelque chose pour qu'on retrouve un minimum de décence ; Car il n'y a même plus de la part de certains nouveaux riches, le moindre scrupule à devoir se vanter de ces biens que nul salaire de fonctionnaire ne peut permettre de constituer. Ils sont convaincus, pour certains d'entre eux que l'argent et la richesse les a rendus plus intelligents et transformés en êtres supérieurs !

Dans certaines sociétés, l'argent vaut par sa contribution au développement communautaire. L'impression que chez nous il est plutôt associé à la réussite individuelle est-elle exagérée ?

L'expérience malienne est remarquable ; je pense que c'est à elle que vous faites allusion. Les Maliens de l'extérieur rapatrient dans leur pays des sommes d'argent très importantes et qui ont financé effectivement des réalisations de projets plus ou moins importants dans leurs villages. C'est un exemple à méditer. S'agissant de notre pays, la réalité est loin de prendre cette direction. Je connais un Camerounais aujourd'hui décédé et qui depuis la France, s'était avisé d'envoyer régulièrement de l'argent à un membre de sa famille qui devait assurer la construction de sa maison de retraite. Il reçut de temps en temps par la poste, des photos montrant l'évolution du chantier. Sauf que le jour où il se rendit sur place, quelle ne fut pas sa surprise de constater que sur son terrain n'existait aucun chantier. Le cousin lui envoyait tranquillement et toute honte bue, des photographies du chantier de construction de la maison de quelqu'un d'autre ! C'est cela le Cameroun des individualismes exacerbés, des égoïsmes insouciants et de la malhonnêteté jusque dans le milieu familial. Que dire de l'argent public, l'argent du contribuable sorti du budget de l'Etat et que des élites de tel ou tel coin du pays se sont parfois avisés d'empocher sans état d'âme, privant leurs villages de réalisations inscrites au budget : écoles, pont, centres de soins de santé, etc ! Cet état de choses est conjoncturel et ne devrait pas être considérée comme une tare irréductible.

L'environnement libéral que nous vivons s'ordonne autour d'une logique marchande à laquelle nos sociétés n'ont pas toujours été préparées et qui a des effets pervers. L'un dans l'autre, cela ne favorise-t-il pas certaines dérives qu'on observe par rapport à l'argent chez nous ?

Le libéralisme développe et accentue l'esprit de compétition. Dans nos sociétés traditionnelles d'économie de subsistance, la compétition existait bel et bien mais tempérée par la primauté du groupe et de la communauté sur l'individu. Les plus fortes compétitions opposaient les clans et les villages. Par contre, le libéralisme économique capitaliste développe la compétition entre les individus et augmente par conséquent cet individualisme tant décrié dans les pays dits développés. Je crois qu'on peut dire que l'individualisme qui se manifeste aujourd'hui dans nos sociétés est la conséquence du sens des affaires qui dégénère en affairisme. La libre entreprise fait exister l'entrepreneur. Tout commence au niveau des " débrouillards " de nos villes et de nos campagnes. On se bat. Chacun déclare se battre. C'est le sauve-qui-peut. De là naît la doctrine sauvage qui veut que tous les moyens soient bons, pourvu qu'on se fasse sa place au soleil ; tant pis pour le voisin si on lui vend des produits avariés, des médicaments périmés ! On se bat ! Si on peut rouler tout le monde dans la farine pour réaliser un gros gain pour soi, pourquoi se faire des scrupules ? " les affaires sont les affaires ". Voilà la doctrine ambiante qui est une véritable catastrophe. Il faut que les associations des consommateurs deviennent plus fortes et fassent entendre leur voix un peu plus souvent.

A vrai dire, quand on pense comme vous le dites, à savoir que nous n'étions pas préparés pour bien nous adapter à cette économie libérale et marchande, je ne sais pas si on a tout à fait raison. Cette doctrine libérale prend appui sur la tendance naturelle de tout homme sous tous les cieux, à savoir la tendance à suivre prioritairement son intérêt personnel et égoïste. Charité bien ordonnée commence par soi-même et chez tous les peuples c'est ainsi. C'est l'ordre culturel du droit et de l'éthique qui tente de tempérer cette voix de l'instinct naturel. C'est à l'Etat de faire entendre cette voix du droit qui est la voix de la raison et de la justice. L'économie marchande, pour reprendre votre expression, s'exprime avec virulence aujourd'hui à travers la publicité qui pousse à la consommation . Et il faut remarquer que cette publicité s'adresse à chaque consommateur pris individuellement.

Les produits qu'on vante sont destinés à chaque individu, homme ou femme, en particulier. C'est bien pourquoi quand on pense Chine en Europe on voit un vaste marché de plus d'un milliard de consommateurs. Ce que je veux dire c'est que la publicité elle-même accentue l'orientation individualiste du comportement des uns et des autres. Les sociétés traditionnelles africaines sont menacées depuis longtemps de vivre l'atomisation de leurs entités communautaires. L'individualisme des camerounais se manifeste dans la précarité des associations d'affaires qu'ils montent et qui ne tiennent pas la route longtemps.

On dit de l'Africain, le Noir surtout, que même s'il a été formé à la rationalité occidentale, il conserve une mentalité magique vis-à-vis de l'argent. N'est-ce pas paradoxal ?

Vous savez, le rationnel côtoie l'irrationnel tous les jours chez la plupart des gens, tant en Afrique qu'ailleurs dans le monde. Considérons par exemple les jeux de hasard sur lesquels j'ai déjà dit un mot. Vous savez qu'ils reposent sur le facteur chance. Tout le monde parle de la chance et de la malchance. Qu'est-ce que la chance rationnellement parlant ? Ne serait-ce qu' une bienveillance inexpliquée ? Une bienveillance de qui et au profit de qui ? Certainement pas d'un homme pour un autre homme. Ce serait clair, visible, objectif, rationnel. Mais c'est la bienveillance d'une force personnifiée et inconnue, une providence, bref un être dont l'homme ne détient pas la clef de son identité précise. Et quand c'est la malchance on fait le raisonnement inverse en mettant à la place de la bienveillance la malveillance. Le mauvais œil du sorcier est de la malveillance identifiée et repérée. Tous ceux qui s'adonnent aux jeux de hasard laissent une place à un brin d'irrationnel dans leur esprit. Ce que vous appelez mentalité magique vis-à-vis de l'argent concerne peut-être le fait pour certains de croire que des sorciers ou autres magiciens peuvent multiplier des billets de banque à l'infini ? A la manière de la multiplication des pains et du vin par Jésus aux noces de Cana ? Les miracles de Jésus relèvent de cet irrationnel dont vous parlez. Et il faut se mettre à la place des chrétiens qui sont disséminés sous tous les cieux ; ils se souviennent par ailleurs que Jésus a dit à ses disciples que quiconque a suffisamment foi en lui peut reproduire les mêmes performances miraculeuses. Comment faire par conséquent pour éviter la tentation de chercher la richesse par les mêmes voies ? Beaucoup oublieront très vite que les miracles de Jésus ne profitaient qu'aux autres. Ils vont se livrer à des pratiques de messes noires à orientation essentiellement égoïstes et sataniques. Tout cela pour devenir riches et obtenir de nombreux autres succès personnels. Et je puis vous dire que ces pratiques sont observées partout, notamment dans les pays dits développés.

A qui peut-on attribuer la responsabilité des dérives qu'on observe autour de l'argent dans la société camerounaise ? Au déchaînement de l'économie libérale, à la mondialisation dont nous n'avons pas parlé, à la disparition du gendarme et de la peur du gendarme. Peut-on construire une morale autour de l'argent dans une société désarticulée comme la nôtre ?

Cette question me donne l'occasion de dire qu'il n'est nullement question pour moi de jeter sur l'argent je ne sais quel anathème. Ce serait de la tartufferie. Oui, il y a des tartuffes en cette matière qui veulent laisser entendre des opinions très réservées au sujet de l'argent ; Certains se font une coquetterie de n'en avoir jamais sur eux, sans qu'il soit question non plus des cartes de crédit. Quand on dit qu'on se méfie de l'argent, cela peut se comprendre en ce sens qu'on ne veut pas s'engager dans la voie de son accumulation permanente ; on ne veut pas organiser sa vie quotidienne autour de l'augmentation indéfinie de ses biens au soleil ; cela peut se comprendre. C'est une orientation qui prône le juste milieu, la recherche du juste nécessaire pour assurer une vie décente et à l'abri du besoin. L'argent est nécessaire à notre vie quotidienne. Il est un moyen qui ne doit pas se voir transformer en une finalité pour l'existence. On a besoin d'argent pour résoudre ses problèmes vitaux et s'épanouir dans des activités d'enrichissement culturel et spirituel. Mais on ne doit pas vivre uniquement pour amasser de l'argent qui ne serve pas à autre chose qu'à être possédé. C'est l'homme qui doit être le maître de son argent et non l'argent le maître de l'homme ! Certains professeurs de philosophie des classes terminales sont parfois allés trop loin en me prêtant l'idée selon laquelle je prônais une sorte d'ascétisme en mettant l'accent, non sur nos possessions et nos avoirs, mais sur l'épanouissement spirituel de l'homme. Je saisis l'occasion que m'offre la présente interview pour préciser une pensée qui est pourtant claire dans ces œuvres inscrites au programme des lycées ; qu'il s'agisse de " De la médiocrité à l'excellence, essaii sur la signification humaine du développement ", ou qu'il s'agisse de " Développer la richesse humaine ", le second essai dans lequel je me suis livré à une réflexion sur " être " et " avoir ", toujours à la recherche d'une vision équilibrée du développement.

Le problème aujourd'hui est de savoir comment faire pour remettre l'échelle des valeurs de notre société à sa place ? me demandez-vous. Une grande dérive s'est produite sous l'effet conjugué du martèlement des mots d'ordre de démocratie, de la " mise sous tutelle " par les institutions de Bretton Woods et d'une indéniable baisse de l'autorité de l'Etat.

Admettons qu'il fallait peut-être cela pour négocier en douceur le virage dangereux qui devait nous faire passer de l'ère du parti unique à celle de la démocratie, garant de la paix et de la stabilité dans notre pays et aussi de la sévère crise économique à la reprise de la croissance. On peut dire que le virage est presque réussi et qu'il doit être question à présent de donner à l'Etat de droit au Cameroun sa pleine et entière signification tout en combattant avec énergie la délinquance économique multiforme qui menace quotidiennement d'annuler les résultats positifs engrangés.

Dans ce sens, M.Njoh Mouelle, à quoi la philosophie n'a-t-elle pas servi ?

Pourquoi en parler au passé ? La philosophie a toujours servi et continuera de servir.

Merci professeur.

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