Interview à " Mutations " n° 1015 du 24-10-03
Avec le professeur NJOH MOUELLE , Philosophe et Homme Politique
Entretien avec Claude Bernard KINGUE
Pour la rubrique intitulée RUPTURES
Le philosophe et ancien Secrétaire Général du
RDPC fait le tour d'horizon des problèmes que pose le culte
de l'argent à la société camerounaise Pages 6 § 11
Professeur, qu'évoque en vous le mot
argent ?
Quand on me dit " argent ", je pense en effet à une
foule de choses ; je pense bien-être, richesse tout comme je
pense pauvreté, dénuement. Je pense aisance matérielle
et projets réalisés ou à réaliser ; je
pense aux projets rêvés et non réalisés
; je pense à la cupidité de bien des gens, je pense à la
générosité de quelques uns. Voyez-vous, l'argent
est une valeur pratique dans la vie quotidienne. Une valeur comme l'est
aussi la bicyclette, le vêtement, le manioc que nous mangeons
ou l'eau qui nous désaltère. Avec cette grande différence
que c'est la valeur-argent qui nous permet d'acquérir les autres
valeurs pratiques à l'instar de celles que je viens de mentionner.
Est-ce pour cela qu'on observe dans notre
société une
valorisation excessive de l'argent qui en fait presqu'un dieu auquel
on voue un culte ?
Les dieux sont imaginés comme des puissances absolues qui vous
permettent d'obtenir tout ce que vous désirez. A partir du moment
où, dans une société, bien des gens pensent qu'avec
l'argent ils peuvent tout obtenir, la voie est ouverte pour cette course
effrénée vers la recherche de l'argent. Une course qui
fait oublier aux coureurs que si l'argent permet d'acheter une maison,
il n'achète pas un foyer où règne l'amour ; s'il
permet d'acheter un lit, pour ne parler que des choses apparemment
simple, il n'achète pas le sommeil du juste ; s'il permet d'acheter
un poste ou une position éminente dans une hiérarchie,
il n'achète pas le respect ! Il faut rappeler ces petites choses
qui échappent souvent aux gens. La course effrénée
après l'argent est devenue frénétique dans notre
société. L'argent pour acheter des postes, l'argent pour
acheter des places au lycée et dans les grandes écoles
de l'enseignement supérieur, l'argent pour acheter des diplômes,
l'argent pour acheter des consciences, le silence des témoins
gênants, l'argent pour acheter l'argent…
Voulez-vous dire que le culte qu'on voue à l'argent
ne s'observe que dans cet usage abusif qu'on en fait ?
Harpagon, le célèbre avare de la pièce de Molière
qui porte ce titre, n'achète pas les consciences ; il thésaurise,
c'est-à-dire qu'il amasse, il accumule pour accumuler. Il ne
se sépare de sa " cassette ", une sorte de coffre
fort, que pendant son sommeil, et encore ! il lui arrive de se lever
plusieurs fois la nuit pour aller s'assurer que son trésor est
toujours à sa place. Il veut sentir à tout moment de
la journée que ses économies sont à portée
de sa main. Voici une manière très visible et nette de
vouer un culte à l'argent. Il est vrai qu'il s'agit d'une situation
romanesque dont on peut dire qu'elle est caricaturale. Mais que font-ils
de très différent aujourd'hui dans notre société ceux
qui s'offrent des parc automobiles de dix ou quinze véhicules
neufs, ceux qui, agents de l'Etat surtout, conservent dans les tiroirs
de leurs bureaux plusieurs centaines de milliers de francs sous la
forme de bons d'essence qu'ils ne songent même pas à donner à certains
de leurs collaborateurs en difficulté ? ceux qui construisent
et abandonnent dans des coins de brousse si ce n'est de forêt,
des châteaux de cinquante pièces ? J'ai connu un jeune
fonctionnaire qui, à l'occasion de sa première mission
en Europe, s'était fait confectionner à la fois vingt
costumes et avait acheté douze paires de chaussures ! Il ne
s'agit pas de situations romanesques Comment passer sous silence tous
ceux qui, de tout temps, placent dans des banques lointaines des paradis
fiscaux des centaines et des centaines de millions voire de milliards
de francs CFA ? Ils ne sont pas très différents de Harpagon
qui ne vit plus que pour l'amour de ses louis d'or. A quoi leur sert
cet argent ainsi soustrait des besoins de l'économie et du développement
du pays ? Il n'est pas sûr qu'ils rentrent nécessairement
en possession de leurs biens. Ni eux-mêmes, ni parfois leurs
héritiers !
Le mode d'acquisition de l'argent explique-t-il,
ne serait-ce qu'en partie, tous ces comportements que vous décrivez
?
On peut acquérir l'argent le plus régulièrement
et honnêtement du monde et vouloir tout acheter, y compris l'honneur
d'autrui. L'excès d'égocentrisme voire d'égoïsme
poussent certaines personnes dans des comportements d 'épargnants
oublieux du rôle utilitaire de l'argent : ils sont capables de
s'opposer à tout investissement, à toute dépense
dont profiterait leur village ou leur famille, transformant les capitaux
emmagasinés en finalité des finalités. Mais vous
avez raison de faire état de la psychologie qui accompagne les
divers modes d'acquisition de l'argent. Quand il s'agit de l'argent
facilement acquis, l'argent pour lequel on n'a pas versé une
seule goutte de sueur, soit parce qu'on l'a reçu d'un héritage,
soit parce qu'on se livre à des trafics de diverses sortes ou,
tout " banalement " parce qu'on a détourné les
deniers publics, il est courant qu'on se livre à du gaspillage
et à de la dilapidation frénétique de telles fortunes.
D'où vient donc, entre les hommes, la différence observable
dans le rapport de chacun à l'argent ?est-ce l'environnement
ou autre chose encore ?
Il y a donc déjà ce mode d'acquisition dont je viens
de dire un mot ; mais il y a surtout l'éducation de base de
chacun, le caractère, la personnalité propre à chaque
personne. Il est évident que dans un environnement caractérisé par
la corruption comme c'est le cas aujourd'hui dans notre pays, très
peu de gens se font encore des scrupules pour exiger le pot-de-vin
avant même d'avoir rendu le service demandé. Le service
public n'existe plus que de nom. Chaque responsable à son niveau
plus ou moins élevé, chaque agent d'ailleurs, se comportent
comme s'ils étaient à la tête d'une affaire privée.
Ils ont un salaire supposé correspondre à un service
public à rendre aux usagers et ce, au nom de la société;
mais non ! ce salaire est considéré comme un droit inconditionnellement
acquis ; l'esprit du contrat avec l'employeur qu'est l'Etat est perdu
de vue. Chacun est assis sur un " gisement " comme ils disent.
Voilà pour l'environnement.
Mais vous avez aussi parlé du caractère et de la personnalité des
uns et des autres...
Mais j'ai aussi parlé de caractère et de la personnalité des
uns et des autres. Il faut reconnaître que certains sont davantage
portés à fonctionner dans le sens de la loi de la nature
qui fait primer la force sur toute autre considération. Quand
on est donc porté par tempérament à chercher à dominer
les autres, à se servir plutôt qu'à servir, à avoir
le dernier mot en toutes situations, on cherchera aussi l'argent pour
en imposer aux autres, pour dominer tout le monde autour de soi. On
distribuera l'argent non par générosité et parce
qu'on se soucie tellement du bien-être des autres, mais parce
qu'on veut rendre tout le monde redevable envers soi. C'est pourquoi
entre gens de même niveau d'aisance matérielle et financière,
on tient à rendre service contre service. Un repas contre un
repas. On échangera des cadeaux de sorte que personne ne doive
rien à personne.
Quand, au contraire, on est de tournure d'esprit
foncièrement égoïste,
on ne manquera pas de découvrir l'assurance et la puissance
que procure la possession de beaucoup d'argent. Vous serez riche comme
pour narguer les autres ; il faudra que les autres vous envient et
que vous le sentiez. Cela fait votre bonheur. Il s'agit du genre de
personnes qui aiment apprécier leur bonheur par contraste avec
la misère des autres. Ce ne sont pas ce genre de personnes qui
peuvent conduire la lutte contre la pauvreté dont tout le monde
parle aujourd'hui. Le bien-être des autres les rendrait plutôt
tristes ou à tout le moins les énerverait. C'est le bonheur
ou plus simplement le plaisir de nature diabolique de Néron
contemplant une partie de Rome en train de brûler.
L'argent, c'est le pouvoir. Entre certaines mains
il cherche plutôt à écraser
et à humilier ; entre d'autres mains au contraire, il sert à procurer
le bien-être et la joie de vivre. En lui-même l'argent
est un moyen et non une fin. C'est l'usage que les hommes en font ou
n'en font pas qui peut le rendre soit odieux et redoutable, soit désirable
et salvateur. Ce n'est d'ailleurs pas l'argent en lui-même qui
peut être dit odieux mais plutôt l'homme dont la volonté perverse
oriente son utilisation pour des causes vilaines.
L'éducation peut tout de même atténuer certaines
tendances et canaliser le rapport à l'argent ?
Vous faites bien d'évoquer le facteur éducation. Je signale
toutefois que des enfants ayant connu la même éducation
parentale peuvent se révéler à l'antipode l'un
de l'autre au sujet du rapport à l'argent. Le " fils prodigue "des évangiles
avait un frère tout à son opposé ; les bons chrétiens
connaissent l'histoire. L'éducation ne peut venir que tempérer
telle ou telle tendance chez les uns, stimuler telle autre tendance
chez les autres. Des gens ayant connu une enfance malheureuse, voire
misérable et qui, au bout du compte, ont réussi à se
faire une belle place au soleil, affichent parfois à l'égard
de l'éducation de leurs propres enfants, des attitudes diamétralement
opposées. L'un ne voudra pas que ses enfants connaissent la
moindre souffrance, le moindre manque ; il leur donnera tout ce dont
ils auront besoin au risque d'en faire des enfants gâtés
auxquels on donne beaucoup d'argent de poche dès l'école
primaire. Au contraire, le second adoptera une attitude exactement
opposée : il voudra que sa progéniture connaisse quelques
difficultés quand bien même il pouvait les en épargner.
Il les laissera par exemple marcher à pied pour se rendre à l'école
et ne leur remettra que très peu d'argent de poche. Que dire
de ces choix sinon qu'ils témoignent de la grande difficulté de
trouver une règle en cette matière qui soit autre que
celle de l'observance de la position du juste
milieu, également éloignée des extrêmes.
Tout compte fait, l'éducation ne peut que tenter de modeler
des personnalités diverses qui se manifestent souvent dès
la prime enfance.
Le gain facile favorise-t-il un type donné de rapport à l'argent
plutôt qu'un autre ?
Oui, je crois que l'argent gagné sans effort a tendance à être
mal exploité ; il est gaspillé, non pas dans une logique
particulièrement généreuse, encore que ça
arrive, mais davantage dans une logique qui veut que souvent un bien
mal acquis ne profite jamais. On ira le jouer dans les casinos ou dans
d'autres placements hasardeux ; ou alors on fera des acquisitions de
mégalomanes destinées à flatter l'amour propre.
Que pensez-vous justement de l'argent gagné dans
les jeux de hasard, les paris, la loterie, certains sports ?
Quand l'obsession du jeu s'installe il faut se dire
qu'on a affaire à une
situation pathologique. IL y a des gens malades du jeu. Il s'agit alors
de jeux dits compulsifs. Beaucoup de spécialistes de ces questions
comparent leurs effets à ceux provoqués par l'absorption
des drogues. Donc il peut y avoir, il y a même problème.
Il faut distinguer entre jeux de hasard et jeu d'argent. Le jeu de
hasard a un soubassement social indéniable. Il est le prolongement
ludique d'une fonction sociale autrefois remplie par le devin et tous
les responsables des arts divinatoires. En fait on joue à deviner
ce que la marge d'incertitude et d'ignorance par rapport à ce
qui peut advenir rend difficile et ténébreux. Il est
vrai que bien des jeux d'argent se fondent sur ce même hasard.
Ce qui a fait problème c'est l'introduction du gain et par conséquent
de l'argent dans ces jeux. Il y a du hasard dans la position dernière
de la roulette des casinos. Il en est de même dans le tirage
du loto, de la loterie ou des tombolas. Dans la course des chevaux,
il intervient quelques éléments objectifs et rationnels
qui réduisent la part du hasard et peuvent permettre un pronostic
scientifique. Ce la étant dit , il faut que je rappelle quelques
jalons d'histoire. Il y a eu énormément d'avancées
et de reculs en matière de réglementation officielle
en cette matière. Les jeux d'argent ont été tantôt
interdits, condamnés, tantôt autorisés. Certains
empereurs romains, certains rois de France ont été eux-mêmes
des joueurs invétérés. Ce fut le cas de l'empereur
Auguste ; ce fut le cas des rois Henri IV et Louis XIV de France. Par
contre auparavant, quand le catholicisme et le pouvoir d'Etat coïncidaient
au sommet, Charlemagne excommunia les joueurs invétérés,
Charles le Bel interdit toutes sortes de jeux. La réprobation
chrétienne frappait les jeux de hasard et de profit, considérés
comme développant les passions et entretenant l'esprit de lucre.
On n'en est plus là aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire que
dans tous les pays ces jeux sont autorisés, loin de là.
En Afrique, le jeu d'argent n'a été introduit que par
le système économique qui domine le monde aujourd'hui.
Le plus important, à mon sens consiste pour l'Etat à bien
les réglementer et à surveiller leur environnement pour
qu'ils ne cachent pas des trafics condamnables. Il m'apparaît
utile de permettre aux gens d'espérer améliorer leur
bien-être quotidien sans avoir une quelconque mauvaise conscience
qui n'habite pas ceux qui volent et détournent les deniers publics.
Je crois que c'est moins l'argent gagné dans ces jeux qui doit
faire problème que l'origine de celui distribué à ceux
qui gagnent. Si le produit de la vente des tickets de loterie ne justifie
pas à lui seul les montants distribués aux gagnants,
il y a lieu de s'inquiéter. Car il ne faut pas que ces jeux
de hasard et d'argent se confirment comme étant des marchés
de blanchiment de l'argent provenant de divers trafics et en particulier
de celui de la drogue et du faux monnayage, par exemple.
Vous avez évoqué aussi les rémunérations
des sportifs dans certaines disciplines.
Bien des gens trouvent scandaleux les salaires que
gagnent les footballeurs et les joueurs de tennis par exemple. Moi
je crois que s'ils ont une
critique à faire, elle devrait concerner le système global
de l'économie libérale et capitaliste et non une conséquence,
un effet résultant du fonctionnement du système. C'est
dans ce cadre qu'évoluent ces sportifs. C'était dans
un système opposé qu'évoluaient les footballeurs
de l'ancienne URSS. Ils ne gagnaient pas les mêmes sommes colossales
que leurs collègues d'Europe de l'Ouest empochaient. Eux, ils étaient
des sortes de fonctionnaires ; ils n'avaient pas un statut de professionnels.
Quand les gradins des stades sont remplis tout le temps et permettent
de rentrer beaucoup d'argent dans les caisses de fédérations
et des clubs, la publicité et le sponsoring y trouvent leur
compte. A partir de ce moment, comment s'offusquer de ce que ces jeunes
gens dont la carrière veut qu'ils soient dits vieux à 35
ans seulement ne gagnent pas ce qu'ils gagnent, eux qui risquent leurs
tibias et leurs genoux chaque semaine sur les stades ? Comment m'empêcher
d'avoir une pensée pieuse pour notre regretté Marc Vivien
Foe ?
Parmi les différents modes d'acquisition de l'argent, il y
a la feymania : quelles réflexions vous suggère-t-elle
?
Ecoutez, la feymania n'est ni plus ni moins qu'une
forme de ganstérisme
utilisant souvent la ruse. Au lieu qu'on pénètre chez
vous par effraction pour vous voler, on se fait normalement recevoir,
on vous raconte une belle fable qui vous amène à transmettre
vous-même de la main à la main, une somme d'argent qu'on
vous promet de multiplier. Ailleurs ce sont de faux documents qui vous
seront présentés : faux titres fonciers par exemple ;
et vous voilà embarqués dans l'achat d'un terrain fictif
! Etrange ! C'est pourtant arrivé à plus d'un. L'utilisation
de fausses identités, en général flatteuses, pour
accéder dans certains lieux réservés. Un faux
roi du Cameroun aurait été découvert un jour dans
un pays étranger, après qu'il eût bien profité de
ses hôtes. Vous me demandez ce que je pense de tout ça
? Eh bien, ma tristesse est de constater qu'aujourd'hui dans notre
société, on admire ces Camerounais qui roulent carosse
sans qu'on se demande d'où leur est venu l'argent de leur vie
luxueuse. Non seulement on les admire, mais ils font insulter et mépriser
les honnêtes Camerounais qui osent encore parler de mérite
personnel, de principes moraux à respecter dans les divers accomplissements
quotidiens. L'échelle des valeurs dans notre société est
complètement retournée. On porte les voleurs de tous
acabits aux nues et on crache sur les honnêtes gens ! C'est inadmissible.
Il faut faire quelque chose pour qu'on retrouve un minimum de décence
; Car il n'y a même plus de la part de certains nouveaux riches,
le moindre scrupule à devoir se vanter de ces biens que nul
salaire de fonctionnaire ne peut permettre de constituer. Ils sont
convaincus, pour certains d'entre eux que l'argent et la richesse les
a rendus plus intelligents et transformés en êtres supérieurs
!
Dans certaines sociétés, l'argent vaut par sa contribution
au développement communautaire. L'impression que chez nous il
est plutôt associé à la réussite individuelle
est-elle exagérée ?
L'expérience malienne est remarquable ; je pense que c'est à elle
que vous faites allusion. Les Maliens de l'extérieur rapatrient
dans leur pays des sommes d'argent très importantes et qui ont
financé effectivement des réalisations de projets plus
ou moins importants dans leurs villages. C'est un exemple à méditer.
S'agissant de notre pays, la réalité est loin de prendre
cette direction. Je connais un Camerounais aujourd'hui décédé et
qui depuis la France, s'était avisé d'envoyer régulièrement
de l'argent à un membre de sa famille qui devait assurer la
construction de sa maison de retraite. Il reçut de temps en
temps par la poste, des photos montrant l'évolution du chantier.
Sauf que le jour où il se rendit sur place, quelle ne fut pas
sa surprise de constater que sur son terrain n'existait aucun chantier.
Le cousin lui envoyait tranquillement et toute honte bue, des photographies
du chantier de construction de la maison de quelqu'un d'autre ! C'est
cela le Cameroun des individualismes exacerbés, des égoïsmes
insouciants et de la malhonnêteté jusque dans le milieu
familial. Que dire de l'argent public, l'argent du contribuable sorti
du budget de l'Etat et que des élites de tel ou tel coin du
pays se sont parfois avisés d'empocher sans état d'âme,
privant leurs villages de réalisations inscrites au budget : écoles,
pont, centres de soins de santé, etc ! Cet état de choses
est conjoncturel et ne devrait pas être considérée
comme une tare irréductible.
L'environnement libéral que nous vivons s'ordonne autour d'une
logique marchande à laquelle nos sociétés n'ont
pas toujours été préparées et qui a des
effets pervers. L'un dans l'autre, cela ne favorise-t-il pas certaines
dérives qu'on observe par rapport à l'argent chez nous
?
Le libéralisme développe et accentue l'esprit de compétition.
Dans nos sociétés traditionnelles d'économie de
subsistance, la compétition existait bel et bien mais tempérée
par la primauté du groupe et de la communauté sur l'individu.
Les plus fortes compétitions opposaient les clans et les villages.
Par contre, le libéralisme économique capitaliste développe
la compétition entre les individus et augmente par conséquent
cet individualisme tant décrié dans les pays dits développés.
Je crois qu'on peut dire que l'individualisme qui se manifeste aujourd'hui
dans nos sociétés est la conséquence du sens des
affaires qui dégénère en affairisme. La libre
entreprise fait exister l'entrepreneur. Tout commence au niveau des " débrouillards " de
nos villes et de nos campagnes. On se bat. Chacun déclare se
battre. C'est le sauve-qui-peut. De là naît la doctrine
sauvage qui veut que tous les moyens soient bons, pourvu qu'on se fasse
sa place au soleil ; tant pis pour le voisin si on lui vend des produits
avariés, des médicaments périmés ! On se
bat ! Si on peut rouler tout le monde dans la farine pour réaliser
un gros gain pour soi, pourquoi se faire des scrupules ? " les
affaires sont les affaires ". Voilà la doctrine ambiante
qui est une véritable catastrophe. Il faut que les associations
des consommateurs deviennent plus fortes et fassent entendre leur voix
un peu plus souvent.
A vrai dire, quand on pense comme vous le dites, à savoir que
nous n'étions pas préparés pour bien nous adapter à cette économie
libérale et marchande, je ne sais pas si on a tout à fait
raison. Cette doctrine libérale prend appui sur la tendance
naturelle de tout homme sous tous les cieux, à savoir la tendance à suivre
prioritairement son intérêt personnel et égoïste.
Charité bien ordonnée commence par soi-même et
chez tous les peuples c'est ainsi. C'est l'ordre culturel du droit
et de l'éthique qui tente de tempérer cette voix de l'instinct
naturel. C'est à l'Etat de faire entendre cette voix du droit
qui est la voix de la raison et de la justice. L'économie marchande,
pour reprendre votre expression, s'exprime avec virulence aujourd'hui à travers
la publicité qui pousse à la consommation . Et il faut
remarquer que cette publicité s'adresse à chaque consommateur
pris individuellement.
Les produits qu'on vante sont destinés à chaque individu,
homme ou femme, en particulier. C'est bien pourquoi quand on pense
Chine en Europe on voit un vaste marché de plus d'un milliard
de consommateurs. Ce que je veux dire c'est que la publicité elle-même
accentue l'orientation individualiste du comportement des uns et des
autres. Les sociétés traditionnelles africaines sont
menacées depuis longtemps de vivre l'atomisation de leurs entités
communautaires. L'individualisme des camerounais se manifeste dans
la précarité des associations d'affaires qu'ils montent
et qui ne tiennent pas la route longtemps.
On dit de l'Africain, le Noir surtout, que
même s'il a été formé à la
rationalité occidentale, il conserve une mentalité magique
vis-à-vis de l'argent. N'est-ce pas paradoxal ?
Vous savez, le rationnel côtoie l'irrationnel tous les jours
chez la plupart des gens, tant en Afrique qu'ailleurs dans le monde.
Considérons par exemple les jeux de hasard sur lesquels j'ai
déjà dit un mot. Vous savez qu'ils reposent sur le facteur
chance. Tout le monde parle de la chance et de la malchance. Qu'est-ce
que la chance rationnellement parlant ? Ne serait-ce qu' une bienveillance
inexpliquée ? Une bienveillance de qui et au profit de qui ?
Certainement pas d'un homme pour un autre homme. Ce serait clair, visible,
objectif, rationnel. Mais c'est la bienveillance d'une force personnifiée
et inconnue, une providence, bref un être dont l'homme ne détient
pas la clef de son identité précise. Et quand c'est la
malchance on fait le raisonnement inverse en mettant à la place
de la bienveillance la malveillance. Le mauvais œil du sorcier
est de la malveillance identifiée et repérée.
Tous ceux qui s'adonnent aux jeux de hasard laissent une place à un
brin d'irrationnel dans leur esprit. Ce que vous appelez mentalité magique
vis-à-vis de l'argent concerne peut-être le fait pour
certains de croire que des sorciers ou autres magiciens peuvent multiplier
des billets de banque à l'infini ? A la manière de la
multiplication des pains et du vin par Jésus aux noces de Cana
? Les miracles de Jésus relèvent de cet irrationnel dont
vous parlez. Et il faut se mettre à la place des chrétiens
qui sont disséminés sous tous les cieux ; ils se souviennent
par ailleurs que Jésus a dit à ses disciples que quiconque
a suffisamment foi en lui peut reproduire les mêmes performances
miraculeuses. Comment faire par conséquent pour éviter
la tentation de chercher la richesse par les mêmes voies ? Beaucoup
oublieront très vite que les miracles de Jésus ne profitaient
qu'aux autres. Ils vont se livrer à des pratiques de messes
noires à orientation essentiellement égoïstes et
sataniques. Tout cela pour devenir riches et obtenir de nombreux autres
succès personnels. Et je puis vous dire que ces pratiques sont
observées partout, notamment dans les pays dits développés.
A qui peut-on attribuer la responsabilité des dérives
qu'on observe autour de l'argent dans la société camerounaise
?
Au déchaînement de l'économie libérale, à la
mondialisation dont nous n'avons pas parlé, à la disparition
du gendarme et de la peur du gendarme. Peut-on construire une morale
autour de l'argent dans une société désarticulée
comme la nôtre ?
Cette question me donne l'occasion de dire qu'il
n'est nullement question pour moi de jeter sur l'argent je ne sais
quel anathème. Ce
serait de la tartufferie. Oui, il y a des tartuffes en cette matière
qui veulent laisser entendre des opinions très réservées
au sujet de l'argent ; Certains se font une coquetterie de n'en avoir
jamais sur eux, sans qu'il soit question non plus des cartes de crédit.
Quand on dit qu'on se méfie de l'argent, cela peut se comprendre
en ce sens qu'on ne veut pas s'engager dans la voie de son accumulation
permanente ; on ne veut pas organiser sa vie quotidienne autour de
l'augmentation indéfinie de ses biens au soleil ; cela peut
se comprendre. C'est une orientation qui prône le juste milieu,
la recherche du juste nécessaire pour assurer une vie décente
et à l'abri du besoin. L'argent est nécessaire à notre
vie quotidienne. Il est un moyen qui ne doit pas se voir transformer
en une finalité pour l'existence. On a besoin d'argent pour
résoudre ses problèmes vitaux et s'épanouir dans
des activités d'enrichissement culturel et spirituel. Mais on
ne doit pas vivre uniquement pour amasser de l'argent qui ne serve
pas à autre chose qu'à être possédé.
C'est l'homme qui doit être le maître de son argent et
non l'argent le maître de l'homme ! Certains professeurs de philosophie
des classes terminales sont parfois allés trop loin en me prêtant
l'idée selon laquelle je prônais une sorte d'ascétisme
en mettant l'accent, non sur nos possessions et nos avoirs, mais sur
l'épanouissement spirituel de l'homme. Je saisis l'occasion
que m'offre la présente interview pour préciser une pensée
qui est pourtant claire dans ces œuvres inscrites au programme
des lycées ; qu'il s'agisse de " De la médiocrité à l'excellence,
essaii sur la signification humaine du développement ",
ou qu'il s'agisse de " Développer la richesse humaine ",
le second essai dans lequel je me suis livré à une réflexion
sur " être " et " avoir ", toujours à la
recherche d'une vision équilibrée du développement.
Le problème aujourd'hui est de savoir comment faire pour remettre
l'échelle des valeurs de notre société à sa
place ? me demandez-vous. Une grande dérive s'est produite sous
l'effet conjugué du martèlement des mots d'ordre de démocratie,
de la " mise sous tutelle " par les institutions de Bretton
Woods et d'une indéniable baisse de l'autorité de l'Etat.
Admettons qu'il fallait peut-être cela pour négocier en
douceur le virage dangereux qui devait nous faire passer de l'ère
du parti unique à celle de la démocratie, garant de la
paix et de la stabilité dans notre pays et aussi de la sévère
crise économique à la reprise de la croissance. On peut
dire que le virage est presque réussi et qu'il doit être
question à présent de donner à l'Etat de droit
au Cameroun sa pleine et entière signification tout en combattant
avec énergie la délinquance économique multiforme
qui menace quotidiennement d'annuler les résultats positifs
engrangés.
Dans ce sens, M.Njoh Mouelle, à quoi
la philosophie n'a-t-elle pas servi ?
Pourquoi en parler au passé ? La philosophie
a toujours servi et continuera de servir.
Merci professeur.
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