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Préfaces:Ouvrages

 Jouissance et pensée. "Essai sur la ploutomanie et la mentalité digesto-festive"

        Quand on vit au Cameroun, comme c’est le cas de l’auteur du présent « Essai sur la ploutomanie et la mentalité digesto-festive », il est difficile de ne pas se sentir interpellé par le catastrophique renversement de l’échelle des valeurs dans notre société. En effet, c’est bien le contexte camerounais qui a inspiré les analyses de M. Ndzomo Mole  qu’on va lire, même si sa grande culture classique l’aide à fonder l’universalité de son propos. La crise des valeurs au Cameroun est en passe d’atteindre un seuil critique.
         Comment en est-on arrivé là ? Le discours sur le développement et la « lutte contre la pauvreté » n’ont-ils pas trop complaisamment et aveuglément mis l’accent sur la simple idée de l’enrichissement trop rapidement confondue avec celle de développement ? Dans le chapitre de la deuxième partie de son Essai intitulé «  La mentalité digesto-festive et la mort de l’Etat », M. Ndzomo Mole décrit admirablement bien la mort d’un Etat « vampirisé, « cannibalisé » et « mangé » de l’intérieur par « ses propres enfants ». Des enfants jouisseurs et festoyeurs que seraient devenus «  les députés, les membres du gouvernement, les magistrats et toutes les catégories de fonctionnaires ou d’agents de l’Etat, solitairement ou réunis en corps de service ». C’est alors que M. Ndzomo Mole rappelle fort à propos, les deux manières par lesquelles se produit « la dissolution de l’Etat » selon Jean Jacques Rousseau : « Premièrement, quand le Prince n’administre plus l’Etat selon les lois et qu’il usurpe le pouvoir souverain » et, deuxièmement, «  quand les membres du gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu’ils ne doivent exercer qu’en corps…Alors, on a, pour ainsi dire, autant de princes que de magistrats.. ». L’analyse de M. Ndzomo Mole considère la société telle qu’elle fonctionne sous ses yeux, pratiquement au beau milieu d’un processus qui s’est mis en marche au lendemain de l’indépendance politique. Au temps du régime de parti unique dominé par la dimension politique, la production de la richesse était assurée par le politique, soit par le biais des sociétés et entreprises paraétatiques, soit soit à travers les nominations à divers postes de gestion. En l’absence de toute vraie démocratie, l’adhésion des populations au pouvoir était recherchée à travers les nominations des ressortissants de diverses régions et tribus à des postes de gestion considérés comme très rémunérateurs pour leurs titulaires et aussi pour les gens de la région et de la tribu. En effet, une fois nommé à la tête d’une entreprise d’Etat ou d’un département ministériel, le bénéficiaire s’empressait de recruter à tour de bras les frères du village auxquels allaient être accordés des salaires et autres faveurs de complaisance, sans le moindre rapport avec les services rendus. Quelle idée pouvait-on se faire par là, de la richesse et de l’enrichissement si ce n’était d’une richesse octroyée, offerte comme cadeau et n’ayant comme contrepartie, non pas le mérite d’avoir travaillé à la constituer, mais le soutien inconditionnel au régime et à celui qui l’incarnait ? Les opérateurs économiques du secteur privés eux-mêmes n’ont pas manqué de bénéficier de ces « cadeaux » par le moyen de l’aide qui leur étaient apportée, en tant que ressortissants de la même région, par leurs frères du village haut et bien placés ! Cela pouvait passer par l’aide au contournement de la réglementation en matière de fiscalité par exemple, tout comme par les faciles attributions de marchés publics et autres licences d’importation de telle ou telle denrée. Ces pratiques ne pouvaient qu’exacerber l’égoïsme des individus et la recherche du profit personnel au détriment de l’intérêt général et du sens de l’Etat.
         Progressivement on a vu apparaître dans le vocabulaire et le langage des Camerounais, l’expression « partage du gâteau national », pendant qu’on se mettait à qualifier certains postes et fonctions de gestion comme étant des « postes juteux », voire de véritables « gisements » dont l’exploitation, dans l’entendement des gens, était voulue comme profitable et délibérément réservée par le chef de l’exécutif à des ressortissants de tel ou tel autre groupe ethnique !
         A partir du moment où les bénéficiaires de toutes ces faveurs ont commencé en s’en vanter en fêtant tapageusement leurs nominations, le mal ne pouvait que s’aggraver. C’est alors qu’on a vu se développer « l’idéologie »justificative honteuse devant sous-tendre cette pratique à travers des formules du genre «  la chèvre broute là où elle est attachée » et encore : « quand un fils du village va à la chasse et qu’il attrape un gros gibier, il revient le partager avec ses frères ». « Un gros gibier » ! Voilà les termes par lesquels on continue de désigner  une fonction importante, un poste bien rémunéré dans l’échelle des salaires! On entre donc dans  le service public avec un état d’esprit de quelqu’un qui va à la chasse ! Il y a lieu de déplorer ici la mauvaise orientation donnée à la recherche de l’enrichissement qui a conduit sans surprise aux gros dégâts en corruption, prévarication et autres malversations constatées.
         Bien évidemment, M. Ndzomo Mole montre que la mentalité qu’il qualifie de « digesto-festive », tout comme la « ploutomanie » elle-même, c’est-à-dire ce « désir obsessionnel de s’enrichir » comme il la définit dès les premières lignes de ce livre, ne sont pas le propre des seuls Camerounais ; l’histoire et la littérature révèlent que ce sont des tendances humaines qui se sont rencontrées chez divers peuples et dans diverses conjonctures historiques. L’epithumia dont parle Aristote n’était-elle pas cet appétit irrationnel des richesses ? Mais si nous ne pouvons que l’appuyer en affirmant avec lui qu’il n’ y a pas de peuples naturellement noceurs, et portés vers le culte de l’argent, il importe d’ajouter que l’orientation prise, la pente sur laquelle la société camerounaise a glissé tout à fait complaisamment, n’était pas une fatalité. Par l’ostentation et la médiatisation de toutes ces fêtes de réjouissances dans un contexte de laisser-aller et de sourde et tranquille approbation, la situation ne pouvait que s’aggraver et la « mentalité digesto-festive » s’installer de plus en plus fortement dans les esprits. M. Ndzomo Mole montre dans cet essai comment il s’institue inévitablement une sorte d’incompatibilité entre la prédominance de cette mentalité « digesto-festive » et l’activité de penser. « Le penseur, écrit-il avec justesse, pense contre des pensées établies, ou, tout simplement, il les prend pour objets de pensée ». Si des dictons de circonstance du genre « la chèvre broute là où elle est attachée » constituent de la pensée établie, c’est de l’ordre de la pensée descriptive, la pensée de constat, celle-là même qui nous a fait dire et écrire à plusieurs reprises que les proverbes sont loin d’être des synthèses philosophiques et qu’ils peuvent tout au plus servir de point de départ pour la réflexion philosophique faite d’analyse critique te dialectique. L’ordre du constat est l’ordre de ce qui est, tel qu’il est ; l’ordre de la nature, par opposition à celui de la culture et de la liberté. La nature, c’est la pente facile de nos tendances et désirs. Il lui arrive de se voir ériger en principe directeur de la vie, c’est-à-dire en sagesse mais, à vrai dire, en « anti-sagesse » comme l’écrit Ndzomo Mole évoquant Le Neveu de Rameau disant : « Boire du bon vin, se gorger de mets délicats ; se rouler sur de jolies femmes ; se reposer sur des lits bien mollets ; excepté cela, le reste n’est que vanité ». Ce n’est pas très éloigné de ce constat-précepte populaire au Cameroun : «  la chèvre broute là où elle est attachée »
         Au-delà de l’analyse critique et conceptuelle de la situation, le livre de Ndzomo Mole se préoccupe de « chercher le remède qui convient pour la ploutomanie et la mentalité digesto-festive ». Le remède préconisé ici est une sorte de redressement de l’échelle des valeurs par lequel l’idée d’homme, à savoir l’être-homme véritable est « pensé au même titre que le bien, le vrai ou le beau » ; ce qui décide notre auteur à soutenir que « l’homme est la base de toutes les autres valeurs. Il va de soi pour Ndzomo Mole que cet homme-valeur ne saurait être le jouisseur, le « digesto-festif » ou le « ploutomaniaque ». Le rejet de ce type d’homme est fait par M. Ndzomo Mole au profit du penseur. Cependant, après avoir évoqué l’échec de la mise en pratique du mot d’ordre de « rigueur et moralisation » prôné par le second président camerounais au début de sa magistrature, M. Ndzomo Mole reconnaît que « si on considère la ploutomanie et la mentalité digesto-festive comme des phénomènes de société…c’est aux pouvoirs publics qu’il appartient de répondre ». Ce qui veut dire que le remède recherché consiste dans l’action des pouvoirs publics. Le fait pour ceux-ci de prôner, non pas dans le discours mais dans les faits, le laisser-faire et le laisser-aller ne peut conduire qu’aux dérives constatées. Cependant, M. Ndzomo Mole semble fonder l’essentiel de son remède sur la pensée quand il écrit en conclusion que «  la solution, c’est une politique favorable au développement de la pensée ». Le développement de la pensée se constitue à travers la multiplication des débats d’idées et l’acceptation de la contradiction. Le règne de la pensée ne saurait non plus être entendue comme celui d’une pensée unique.
         Des lecteurs camerounais demanderont un jour à l’auteur du présent essai sur la ploutomanie et la mentalité digesto-festive ce que certains ont demandé et continuent de demander à l’auteur de l’Essai sur la signification humaine du développement encore intitulé « De la médiocrité à l’excellence », à savoir ceci : depuis que vous avez écrit, quel changement votre livre a-t-il provoqué sur la marche de  votre société ? En posant ce genre de questions, on oublie souvent que pour qu’elles aient un impact sur les transformations des mentalités, les idées les plus louables se doivent d’être traduites dans de bonnes institutions et que celles-ci fonctionnent elles-mêmes avec le maximum de rigueur.

 

                                                        E. NJOH-MOUELLE
                                                        Yaoundé, Mars 2007

 

 

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